INCENDO
Sur le rapport entre genres & classes. Revue de presse & textes inédits
Iran : Islam, sexe et genre

priscilla  3

Note de lecture de l’ouvrage de Chahla Chafiq

Islam politique, sexe et genre
À la lumière de l’expérience iranienne

Auteur : Chahla Chafiq, docteur en sociologie, écrivain et sociologue d’origine iranienne.
Collection « partage du savoir » aux éditions Presses Universitaires de France (PUF), Le Monde, 212 pages. Première édition mars 2011. Préface de Jacqueline Costa-Lascoux.

Dans le présent ouvrage, il est question d’analyser les contradictions qui ont traversé l’Iran[1] de 1906/1911 (révolution constitutionnelle) à 2009 (contestations populaires massives contre les fraudes électorales), mais aussi, surtout, de mettre en lumière les mécanismes du projet social de l’islamisme ayant conduit à sa prise de pouvoir ainsi qu’à son maintien en Iran. Ainsi, dans la première partie du bouquin, différentes théorisations universitaires sur l’islam politique sont questionnées, ceci afin d’avoir une idée plus précise des enjeux et des polémiques qui se font jour autour de l’idéologisation de l’islam en tant que projet politique alternatif. L’Iran, sous le règne du Chah et sous celui des islamistes, est décrit comme ayant entamé une modernisation sans démocratie, c’est à dire dépourvue de modernité politique, ce qui est ici conceptualisé en tant que modernisation mutilée.  Modernisation qui, sous la coupe des islamistes, reprend au sein de sa propagande, afin de séduire les masses, les deux concepts suivants : « république » et « révolution », tout en revendiquant l’islam comme source des lois et du fondement de l’Etat. Le projet d’une république, même islamique, ainsi que les discours anti-impérialistes[2] étaient, en apparence du moins, clairement en rupture avec le despotisme de la dynastie Pahlavi revenue au pouvoir en 1953 à la suite d’un coup d’Etat organisé par la CIA et le MI (opération Ajax) contre le gouvernement progressiste de Mossadegh. La plupart des masses en action dans ce pays lors de la révolution de 1979 se sont laissées prendre au piège. En effet, elles ont cru que l’instauration de la république limiterait le pouvoir des religieux, mais il n’en fut rien. Le Parlement est toujours aujourd’hui sous le contrôle du « Conseil des gardiens » qui veille à ce que les décisions parlementaires restent en accord avec la loi islamique. Si divergence il y a entre le Parlement et le « Conseil des gardiens », c’est alors au « Conseil de discernement de l’intérêt supérieur » de trancher. Bien entendu, ces instances ont pour but d’affaiblir le pouvoir du Parlement et de bloquer toute tentative de réforme démocratique. C’est une des raisons pour lesquelles toutes les tentatives de réforme menées par les réformistes islamistes dans les années 1990 ont échoué, alors qu’elles avaient suscité énormément d’espoir pour les iraniens. Le constat de l’auteur au niveau de la République Islamique d’Iran est sans appel, il s’agit bien d’un totalitarisme, et ce, même si il y a un semblant d’élection parlementaire.

Au cours de la révolution iranienne anti-dictatoriale de 1979, à laquelle Chahla Chafiq a participé en tant que jeune étudiante et militante de gauche, plusieurs forces sociales hétérogènes étaient en action, aussi bien des courants islamistes d’une grande diversité ne cadrant pas toujours avec l’interprétation khomeniste du chiisme duodécimain, que des forces non-islamistes : les centristes, les libéraux et les gauches. Toutefois, bien que n’étant pas religieuses et voir même athées, la plupart des forces d’oppositions non-islamistes ont accueilli avec bienveillance les discours de Khomeiny et les ont considérés comme représentant un islam révolutionnaire et anti-impérialiste[3]. Dans la continuité de cette erreur stratégique et théorique, elles en sont aussi arrivées à assimiler le voile à un symbole anti-impérialiste et populaire, alors qu’il n’était en réalité rien d’autre que le signe du souhait des islamistes d’instaurer la charia et sa répression sexiste dans le cadre de la république naissante. Dans le contexte de cette révolution, une grande majorité de la gauche encore largement influencée par les paradigmes du totalitarisme stalinien reste sourde envers les revendications en faveur de la liberté d’expression et de la démocratie scandées par des écrivains, journalistes, étudiants et autres progressistes ; elle n’entend pas non plus les combats des femmes qui luttent contre le voile obligatoire considérés comme secondaires par rapport à la lutte contre l’impérialisme. En effet, l’opposition n’en fera pas un axe principal de sa lutte, ce qui fait dire à Chahla Chafiq que : « Tout se passe comme si la priorité donnée à la lutte anti-impérialiste nécessitait la mise au second plan de la question des droits humains et de la démocratie ». L’organisation de la différence sexuelle, c’est-à-dire le genre, est savamment étudiée et utilisée comme grille de lecture afin de mettre en lumière les changements survenus en Iran au cours du XXème siècle, ceci notamment sur la question du voile qui, durant la révolution constitutionnelle de 1906/1911, était considéré par les secteurs progressistes comme un symbole de l’infériorisation de la femme ; alors qu’en 1979 il fut considéré par ceux-ci comme étant un symbole d’émancipation. En effet, dorénavant la mise en avant de son islamité est perçue comme étant un signe de résistance face à la dictature, à l’impérialisme et comme rejet de la femme-objet occidentale. Mais une fois bien installé au pouvoir, la république islamique en marche, Khomeiny et ses partisans répriment violemment leurs alliés d’hier devenus inutiles et encombrants. Bien que cette victoire des islamistes soit une contre-révolution réactionnaire, ce serait faire une erreur que de la réduire à un simple retour aux valeurs traditionnelles : « L’analyse du caractère anti-démocratique de l’islamisme ne doit pas pour autant aboutir à le réduire à un phénomène archaïque ou traditionnel. En effet, la capacité de l’islamisme à réinterpréter les traditions à des fins idéologiques et politiques, autrement dit l’idéologisation même de l’islam comme alternative politique, est un procédé moderne ». L’un des paradoxes de l’islam politique étant d’être un retour aux traditions tout en étant porteur de modernité. La lecture de ce livre peut s’avérer fort utile pour déconstruire les paradigmes issus du relativisme culturel, du tiers-mondisme, du soi-disant « choc des civilisations » et, enfin, pour démonter le concept de « féminisme islamique ». L’islam étant polysémique, le combat de certaines iraniennes dans leurs tentatives de préserver l’islamité de la république tout en réformant la charia, est voué à se perdre dans d’interminables interprétations de celle-ci. De plus, toutes et tous se sont confrontés aux blocages structurels des institutions de la République Islamique. Il va de soi que l’on peut-être féministe et musulman(e), mais reconnaitre qu’il existe un féminisme islamique c’est ouvrir la voie à la reconnaissance d’un féminisme catholique, juif, bahiis, et ainsi de suite. Cela conduirait aussi à considérer qu’il y a des droits humains islamiques, catholiques, juifs etcétéra, ce qui, en définitive, ne ferait que détruire la notion de droits humains ou encore celle de féminisme ; en effet, ces deux notions ne peuvent qu’être universelles.

« La liberté n’est ni occidentale, ni orientale elle est universelle »
slogan de féministes iraniennes contre les islamistes

Quelques remarques…

Toutefois, bien que les analyses soient pointues et utiles, la notion de classe sociale et celle de lutte des classes sont presque totalement éludées. Le genre étant, bien entendu, un angle intéressant à prendre en compte, compte tenu de la centralité de la répression sexuelle au sein du projet patriarcal islamiste. Mais, au final, le tout en est réduit au combat d’un camp progressiste présent dans chaque pays du monde, mais forcément interclassiste au sens idéologique du terme, contre un camp réactionnaire. Bien entendu, un Iran « libéral » serait une avancée et un rude coup porté à l’islamisme, mais en ces temps de crise majeure à l’échelle globale, il n’est que peu probable que ce pays se hisse au niveau des démocraties libérales de type occidental sans un changement radical des rapports sociaux régissant ce monde : c’est-à-dire l’abolition du capitalisme. Aussi, l’auteure dénonce à raison la réduction simpliste et binaire de la démocratie au capitalisme, ainsi que la réduction de l’impérialisme à l’Occident. Continuant sur cette voie, elle critique l’assimilation fallacieuse des opposants aux islamistes à des agents de l’Occident influencés par les paradigmes de l’idéologie coloniale et impérialiste. Néanmoins, Chahla Chafiq et avec elle d’autres exilés iraniens, comme par exemple Maryam Namazie membre du PCOI[4] ont jugé bon de se joindre à des individus peu fréquentables en signant en 2006 le « Manifeste des douze » aux cotés, notamment, du philosophe jetset et réactionnaire qu’est Bernard Henri-Levy. Le Manifeste en question nous renseigne, d’ailleurs, sur ce dernier qui serait engagé contre « tous les « ismes » du XXème siècle (Fascisme, antisémitisme, totalitarisme, et terrorisme) ». Cet ancien « maoïsant », aujourd’hui repenti, combattant les « ismes » au service d’autres « ismes » est, rappelons-le, un fervent défenseur du sionisme et de son projet colonial spoliant les palestiniens. Il est compréhensible que certains des exilés iraniens caressent l’espoir d’un retour en Iran une fois les islamistes battus, mais ça ne justifie pas de s’allier avec n’importe qui sous prétexte de combattre le nouveau totalitarisme que serait l’islamisme. Signer aux cotés d’un tel individu revient à lui donner l’aura d’une personne respectable. En ces temps d’extrême confusion, ce dont nous avons besoin c’est de lignes de démarcation claires tracées par l’utilisation d’une critique de la totalité. Or, ce genre d’alliance douteuse au profit de luttes parcellaires, en l’occurrence ici contre l’islamisme menaçant le monde dit « progressiste », ne fait qu’alimenter la confusion. Dès lors, les islamistes n’ont plus qu’à dire merci pour ce genre de cadeau. Car cela, leur offre le type d’alibis employés pour dénoncer Chahla Chafiq et les communistes-ouvriers iraniens en tant qu’agents du sionisme et de l’Occident et discréditer, par là, l’ensemble de leurs critiques. Argument bien entendu repris par ceux des gauchistes voyant dans l’islam la religion de la contestation sociale par excellence, ceci au point même de conceptualiser un très douteux « anarchisme musulman » (sic). Il est déplorable de constater que cette gauche identitaire militant au service de l’islam politique fait plus-ou-moins la même erreur que les iraniens et leurs soutiens internationaux à l’époque, mais avec pour différence qu’en 1979 c’était au nom de la lutte anti-impérialiste ; alors qu’aujourd’hui, c’est au nom de la lutte -ô combien légitime- contre la xénophobie envers les prolétaires de confession musulmane, d’origines arabe, maghrébine, et subsaharienne. C’est ainsi qu’est utilisé sans le moindre recul le très spécieux terme d’ « islamophobie » propagé par l’islam politique, ce terme insinuant que la critique de l’islam relève d’une phobie, donc de troubles irrationnels et de racisme. Les islamistes n’ont bien entendu pas les moyens d’imposer la charia aux occidentaux, l’islam étant une religion minoritaire ici. Pour autant, ils prolifèrent sur la fonction cohercitive d’encadrement religieux de fractions du prolétariat, économiquement et socialement fragilisés. Une tâche que le pouvoir de classe leur concède volontier puisqu’elle sert à affermir l’ordre établi alors que celui-ci est exposé aux remous de la crise. En outre, les islamistes essayent d’isoler leurs opposants dans certaines régions du monde, notamment au Moyen-Orient de toute forme de soutien international qui pourrait se manifester massivement ici. Il s’agit aussi, pour eux, d’affirmer en Occident le fantasme d’une communauté dite musulmane. Alors qu’en Iran il est devenu clair qu’aucune réforme de l’islam politique n’est possible, ici les gauchistes se refusent à en tirer les leçons qui pourtant s’imposent. Combattre cette insulte à l’intelligence humaine qu’est la religion est primordial, ici comme ailleurs. Ceci même si le contexte diffère d’une région du monde à l’autre.

 

NOTES :[1] Jadis, l’Iran s’appelait la Perse.
[2] En fait, il s’agit d’un anti-impérialisme réactionnaire étant à sens unique et totalement manichéen. Celui-ci se résume, le plus souvent, à soutenir un impérialisme régional contre l’impérialisme américain. D’ailleurs, il ne fait aucun doute que la République Islamique d’Iran est un impérialisme régional. Une critique de cet anti-impérialisme néfaste (qu’on peut nommer « alterimpérialisme ») et porteur de totalitarisme a été faite par la gauche communiste depuis des décennies.
[3] Le concept de « l’islam révolutionnaire » a été théorisé et popularisé en Iran par Ali Chariati dans les années 1970, ceci afin de contrer l’islam institutionnalisé sous l’autorité des oulémas conservateurs.
[4] Parti Communiste-Ouvrier d’Iran.

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