INCENDO
Sur le rapport entre genres & classes. Revue de presse & textes inédits
Égypte : une jeunesse
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Billy ElliotConsciente de ses tabous, la jeunesse égyptienne se met à en parler

Quatre ans après la révolution, épris de liberté(s), les jeunes débattent sans complexe des problèmes de société : port du voile, homosexualité et relations avant le mariage. Les points de vue se télescopent.

« Je propose ceci : qu’un groupe de jeunes femmes se mette à enlever leur voile lors d’une manifestation sur la place Tahrir, un jour qui reste à déterminer dans le courant de la première semaine du mois de mai, avec des hommes qui se positionneront tout autour pour les protéger. Je serai le premier de ces hommes. »
Ces propos ont été tenus par l’auteur et journaliste égyptien Cherif Choubachy, le 6 avril dernier, avant d’être repris par la presse du monde entier. « Je n’y suis pas allée », témoigne la jeune Rasha, du haut de ses 23 ans. « J’ai décidé d’arrêter de manifester après la deuxième révolution. » Pourtant, la jeune Égyptienne, qui assume quelques piercings, fait partie de celles qui veulent enlever le hijab. Elle ne condamne pas le port du voile, mais « le jugement de l’autre ». Dans une société où l’« honneur » des jeunes filles est primordial, il est difficile d’être différent. Entre le port du hijab, l’interdiction des relations sexuelles hors mariage ou encore l’homosexualité, le poids social reste entier. Pourtant, la jeune génération, consciente de ses tabous, commence à en discuter en toute liberté.

Surenchère spirituelle
Quartier al-Zamalek. Situé sur une île au milieu de la ville, le quartier est l’un des coins privilégiés de la jeunesse cairote. Le Goal café dispose d’une large terrasse. L’atmosphère y est très chaleureuse. Ici, pas d’alcool, mais les chichas sont pour tous les goûts. Attablés, une jeune femme et un jeune homme intriguent des enfants qui s’étonnent de leurs piercings à l’arcade. Rasha et Mohammad sont très atypiques. Leurs parents habitent au Caire, mais ils vivent tous les deux en colocation, chose jugée « anormale » dans la société égyptienne. « Mes parents s’y sont opposés. Tout comme ils s’opposent à mon envie d’enlever le voile, raconte Rasha, qui le porte depuis maintenant onze ans. Dans notre mentalité, si on veut l’enlever, c’est qu’on veut attirer l’attention sur soi, donc on est vue comme une mauvaise fille. Comme on jugerait un livre par sa couverture ! » s’indigne-t-elle.
Le schéma est toujours le même, et d’après elle, surtout là où on ne l’attend pas. « Si je suis en face d’une femme qui porte un niqab et que je suis en jeans, elle me jugera, alors que je porte le hijab. Parce qu’elle pensera : je suis plus religieuse qu’elle. Ce jugement est universel, on se satisfait toujours de la dérive des autres selon une pseudonormalité, pour se rassurer. Alors que ces mêmes femmes peuvent être des danseuses du ventre qui souhaitent préserver leur identité, ou avoir des mauvaises intentions. Et on jugera plus sévèrement la femme qui boit de l’alcool et qui porte le hijab que celle qui n’en porte pas. Pour moi, ce qui compte, c’est la relation personnelle que j’ai avec Dieu, et être une bonne personne. Hijab ou pas ! » affirme Rasha, catégorique.

Vivons heureux, vivons cachés
Le port du hijab est une affaire privée qui ne doit pas dépasser le cadre familial, selon la jeune femme. Et lorsque la politique s’en mêle, les femmes n’apprécient guère. « Le 25 janvier 2011, nous nous sommes révoltés contre la crise économique et les femmes ne pensaient absolument pas au voile », se souvient Rasha. La seconde révolution, qui a précipité la chute des Frères musulmans, change la donne. « Le contexte était différent : certains partis extrémistes s’employaient à promouvoir l’idée que le président Mohammad Morsi allait faire passer des lois pour imposer le hijab à toutes les femmes. Certains d’entre eux disaient même que les femmes étaient responsables du harcèlement dont elles étaient victimes à cause de leurs vêtements trop provocants ou parce qu’elles ne portaient pas le hijab. Là, on s’attaquait directement à notre liberté. » Certaines femmes sont ainsi passées à l’action, puisque, poursuit la jeune femme, « porter le hijab de son plein gré est une chose, se le faire imposer par la loi en est une autre ». Leurs piercings continuent d’intriguer. « J’ai eu une dispute avec mes parents, mais rien à voir avec celle qui m’attend pour mon hijab ! » sourit-elle. Mohammad les assume pleinement. « Beaucoup de gens pensent que je suis gay, ce n’est pas encore très répandu en Égypte pour un homme. Ça viendra. » Sur l’homosexualité, il affirme que « chacun devrait être libre de faire ce qu’il veut. Je me suis retrouvé par hasard dans une soirée gay et finalement, c’était plutôt drôle. On n’a pas l’occasion de les rencontrer en Égypte ».

Le gay savoir
Dans le café historique de Zeinab Khaton, situé derrière la mosquée al-Azhar, un débat sur l’homosexualité s’est progressivement engagé. Nadia, jeune étudiante en droit de 22 ans, ouvre les hostilités. « Je pense pouvoir être amie avec une lesbienne à condition qu’elle ne me fasse pas des avances… Pour les gays, c’est différent : je pourrais leur faire confiance car ils ne seront pas intéressés ! » Son ami, Sultan, d’origine palestinienne, contre-attaque : « 99 % de la population égyptienne est contre l’homosexualité… », déclare-t-il. Si, pour certains, l’homosexualité est un interdit commun à toutes les religions, Sultan soutient, quant à lui, que « c’est contre nature. Religion ou pas, un homme est fait pour être avec une femme, c’est le cycle de la vie. » À 23 ans, il entame sa première année en tant que professeur de psychologie au lycée. « Selon moi, les gays ne se contrôlent pas. C’est comme si moi je faisais des avances à mes élèves ! » s’exclame- t-il, avant de poursuivre que selon lui, « on choisit d’être gay et cela peut être lié à plusieurs facteurs, comme le fait d’avoir été éduqué par une mère très possessive ou d’avoir été abusé étant petit… ». Nadia réplique que « l’homosexualité est sévèrement jugée par les gens, car nous sommes dans une société marquée par un besoin permanent de virilité. La famille, quant à elle, ne veut pas en entendre parler. Certains parents peuvent chasser leur enfant de chez eux. Au travail, un homosexuel risque de ne pas être embauché… », indique-elle tristement.

Le choix de Sara
Dans le quartier de Sara, à Garden City, l’ambiance est plus occidentalisée. Jeune peintre de 26 ans, Sara est un joli mélange entre douceur et gaieté. Elle rit de tout, mais en privé. Aussi, lorsqu’elle est amenée à parler d’homosexualité, elle chuchote, mal à l’aise. Introduite au sujet très jeune sur Internet, elle admet que l’homosexualité est un fait que l’on ne peut plus nier. « Il y a de plus en plus de débats à la télévision », dit-elle. « Mais les gays ne l’avouent qu’à leurs amis les plus proches qui ne les jugeront pas. »
Cette différence, elle la vit dans son travail d’artiste. Mais également dans sa passion, la danse. « Quand je regarde des vidéos de l’Égypte des années 70, je suis émerveillée ! Les filles dansent et sont magnifiques, les hommes sont respectueux… ». Les temps ont changé, mais elle l’accepte et le vit très bien. « J’ai toujours eu le choix dans la vie. Ma mère ne portait pas le hijab jusqu’à ses 40 ans, ma grand-mère ne l’a jamais porté… ». Quant à elle, elle a décidé de le porter à 15 ans. Elle l’adore, précise-t-elle. « C’est personnel. Je le porte par respect pour mon corps. J’attends la bonne personne… », sourit-elle, innocemment. Si Sara apparaît différente et anormale pour les uns, ou trop sage et conservatrice pour d’autres, la jeune brune aux yeux rieurs est avant tout une personne profondément respectueuse. Elle ne voit pas, d’ailleurs, la manifestation orchestrée par Cherif Choubachy comme un symbole de liberté. « On ne peut pas forcer les gens à l’enlever tout comme on ne doit pas les forcer à le porter. C’est ce qu’on appelle le respect de l’autre : c’est ça, la liberté ! »

Laure VAN RUYMBEKE

SOURCE : L’Orient le jour

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