Retour sur la Coordination des Infirmières de 1988
C’est à la fin des années 1980, au plein cœur de l’ère mitterandienne qu’éclate l’un des plus grands mouvements du milieu hospitalier français. D’avril 1988 à novembre 1988, les infirmières tiennent le haut du pavé et organisent grèves et manifestations d’ampleur pour défendre leur statut contre le décret Barzach : « Ni bonnes, ni nonnes, ni connes ! ». A tous ceux, politiciens bourgeois et bureaucrates syndicaux, qui pensaient que cette profession ne pouvait qu’être passive et dominée, les infirmières ont démontré leur force et leur combativité.
En plein cœur de la mobilisation du personnel de l’AP-HP, nous rééditons cet article pour approfondir le débat sur la grève en cours. Alors que la lutte actuelle touche de plus nombreuses professions que celle d’infirmière, par les revendications de l’époque, et la similarité des problèmes quotidien rencontrés par les travailleuses, plusieurs paramètres semblent permettre une comparaison utile. Enfin, le formidable exemple d’auto-organisation que fut la coordination nationale des infirmières, ainsi que son rapport aux directions syndicales nous livre des éléments de réponse aux interrogations actuelles que traverse le mouvement.
« Ras la seringue ! » : quand un décret met le feu aux poudres chez les infirmières
En décembre 1987, lorsqu’est publié le décret Barzach, le milieu infirmier bourdonne déjà d’une grande colère. Les conditions de travail de celles que l’on surnomme parfois « les OS de la santé » sont en constante dégradation, alors même que leurs salaires n’ont pas été réévalués depuis plus de treize ans. Le décret de la ministre de la Santé, Michèle Barzach, vient mettre le feu aux poudres. D’après ce décret, il n’y aurait plus besoin d’avoir le bac pour entrer dans une école. Pour les infirmières, cela signifie que leur travail, déjà sous-estimé et pénible, devient un travail déqualifié.
Suivant l’exemple de leurs camarades infirmières de Grande-Bretagne en lutte contre les plans de restrictions budgétaires de Margaret Thatcher, les infirmières françaises commencent à s’organiser au début de l’année 1988. Les revendications qui émergent petit à petit dépassent largement le décret Barzach, et s’attaquent directement à la gestion capitaliste de la santé. Quatre revendications sont mises en avant : une hausse de 2000 F des salaires des infirmières, un même statut pour tous, un droit à la formation continue, de meilleures conditions de travail, et une politique d’embauche massive dans les hôpitaux. Au-delà des revendications sur leur statut et leur salaire, c’est aussi un droit à travailler dans de bonnes conditions que réclament les infirmières. Finie la course aux soins, finies les conversations à moitié entamée avec le patient, finis les ordres et contre-ordres des médecins, finies les « burn out » des infirmières et les équipes débordées : « ras la seringue ! » crient les infirmières.
Les infirmières : une mobilisation impossible ?
Pour autant, et malgré cette colère, construire le mouvement des infirmières ne fut pas une entreprise aisée. Débordée par des horaires de travail difficiles et sous-représentée dans les syndicats (moins de 5% à l’époque), la grande majorité des infirmières n’a aucun espace pour pouvoir s’exprimer. Par ailleurs, il est évident que la forte féminisation de la profession accentue la situation difficile dans laquelle sont les infirmières pour se mobiliser. Entre les contraintes matérielles (enfants, « double journée de travail »…) et le discours idéologique du patriarcat dominant qui délégitime le discours des femmes, difficile de se faire entendre !
A l’hôpital, même si certains médecins et cadres s’expriment en faveur de leurs revendications, il y a bien peu d’établissement où ils mettent en place une solidarité effective pour soutenir les infirmières. Parmi les syndicats, aucun n’est prêt à la même combativité que les infirmières elles-mêmes, et certains vont même jusqu’à dire qu’il n’est tout simplement pas possible de faire grève pour une infirmière : l’un des responsables de FO parle « d’abandon des malades » et un autre de la CFDT explique qu’« on ne peut pas faire grève comme ça, on s’occupe d’hommes, de matériel humain »[Cité dans Les infirmières et leur coordination, 1988-1989, Danièle Kergoat, François Imbert, Hélène Le Doaré et Danièle Senotier, Paris, Editions Lamarre, 1992, p.48]. De manière générale, tout ce petit monde semble considérer que les infirmières, qui sont censée faire ce travail par « vocation », ont un esprit de sacrifice qui rend leur mobilisation beaucoup trop faible pour qu’on y accorde de l’importance. Comme si la volonté de bien faire son travail pouvait rendre « acceptable » ou « normal » de se détruire la santé pour cela !
Évidemment, la profession infirmière, tout comme de nombreuses professions de la santé, est placée dans une situation où l’arrêt total de travail peut mettre en danger la vie de certains patients. Il est difficilement pensable de déserter l’hôpital, ne serait-ce que parce qu’il faut pouvoir gérer les urgences. Pour cela, les infirmières mettent en place différents types de grèves, selon les situations dans les différents hôpitaux : la grève des examens médicaux (le service des examens non-urgents est bloqué), la grève administrative (aucune fiche administrative n’est remplie par le patient, ce qui fait que l’hôpital ne peut pas réclamer la facture : les soins sont donc données gratuitement) et la grève des soins (seuls les soins les plus urgents sont effectués).
Mais plus largement, ce qui permettra à la mobilisation de se lancer, et de dépasser toutes ces contraintes sera la création d’une Coordination nationale des infirmières, qui donnera des perspectives pour toutes les infirmières encore isolées.
La Coordination des Infirmières : pour dépasser les bureaucraties syndicales, les germes de l’auto-organisation
Pour un petit milieu regroupant des infirmières mobilisées en Île-de-France il apparaît nécessaire de créer une autre forme d’organisation, pour permettre à toutes les infirmières « syndiquées, non syndiquées, associées, non-associées [Peu syndiquées, les infirmières sont néanmoins un peu plus organisées dans des associations d’entraide locale.] et quelques syndicalistes de la CFDT, naît l’idée de créer ce qui deviendra la Coordination des Infirmières (au niveau francilien), puis la Coordination Nationale des Infirmières. Ils s’inspirent alors de la Coordination des cheminots, créée en 1986 contre le blocage des salaires à la SNCF. Le 11 avril 1988 est lancé l’Appel pour une Coordination infirmière.
Le mouvement s’appuie sur les assemblées générales organisées dans chaque hôpital. On y discute des problèmes vécus par les infirmières, des revendications à mettre en avant mais aussi de l’organisation du travail dans l’hôpital pendant la grève. A partir de chacune de ces assemblées locales sont élu-e-s des délégué-e-s d’hôpitaux pour aller les représenter à la Coordination.
Un mois après l’Appel du 11 avril, elles sont plus de 200 infirmières, représentant plus de 60 établissements à se réunir à Paris. Mais c’est à la rentrée 1988, après les congés d’été, que le mouvement prend une réelle ampleur. Le 28 septembre, à l’appel de la Coordination, 80% des infirmières sont en grève. Plusieurs journées de grève de cette ampleur se succèdent pendant les mois de septembre et d’octobre. Elles renforcent la Coordination, qui devient alors Coordination Nationale le 8 octobre, en présence de 900 délégués représentant 400 établissements. La grève reconductible est votée ce jour-là, à l’unanimité.
Du côté des centrales syndicales comme du côté de l’État, la Coordination ne reçoit au départ que du mépris. La CGT et la CFDT tiennent à garder leur statut d’interlocuteurs privilégiés vis-à-vis de l’État. Le porte-parole de la CFDT, Jean-Pierre Masson, assène à la télévision : « Pour négocier, il faut être élu ». L’État refuse quant à lui catégoriquement d’accepter la Coordination comme interlocuteur légitime. Mais face à la mobilisation, les quelques miettes qui sont données aux syndicats (8% d’augmentation de salaire) ne suffisent pas pour les infirmières. Elles poursuivent la mobilisation, grâce à l’organisation acquise par la Coordination.
Tout au long du mois d’octobre, des manifestations nationales ont lieu à Paris. Le 13 octobre, 100 000 infirmières défilent. Le ministre Claude Evin, qui a succédé à Michèle Barzach, a fini par accepter de recevoir la Coordination, et promet une révision de la grille de salaire (500 F de plus en début de carrière, 1000F de plus en fin de carrière) et une petite politique d’embauche dans certains secteurs.
Par rapport aux revendications des infirmières, les propositions du ministère ne sont que des miettes. Pire, elles illustrent le profond mépris qu’inspirent les aspirations des travailleurs à l’Etat-patron : « On leur propose une grille de salaire, et ils répondent en racontant leur vie. Comment voulez-vous négocier ? » se plaint l’un des conseillers du ministre… Pour de nombreuses infirmières, le compte n’y est pas : « A quoi bon gagner plus, si on doit continuer à galérer dans les mêmes conditions de travail ? » s’interroge une infirmière. La grève et les manifestations se poursuivent donc dans le courant du mois d’octobre.
Mais la grève est difficile. Pour ne pas déserter les patients, les infirmières travaillent à tour de rôle, et s’épuisent entre la mobilisation d’un côté et leur travail à l’hôpital de l’autre. Bien souvent, soumises au régime du « service minimum », elles sont réquisitionnées par les hôpitaux : les grévistes, forcées de travailler, affichent leur mécontentement par un brassard noir. Cette combinaison est d’autant plus difficile que le choix des infirmières de ne pas proposer de revendications inter-catégorielles (aux autres travailleurs de la Santé) affaiblit leur capacité à faire marcher la solidarité au sein de chaque hôpital.
Le 24 octobre, après renégociations, la CFDT, la CFTC et FO signent un protocole d’accord. Au mois de novembre, la grève s’essouffle. Seules les manifestations se poursuivent, avec le soutien d’une partie de la CGT, appelant à la reprise des négociations, refusée par Claude Evin. Pour parvenir à faire tenir le mouvement dans la durée, la Coordination se constitue en association loi 1901 au début de l’année 1989.
A partir de ce début d’année 1989, et tout au long des années 1990, le mouvement des infirmières se bâtira sur les premières pierres posées par la Coordination de 1988. Au-delà des limites rencontrées par ce mouvement de base, la Coordination des infirmières fut la première démonstration de force de cette profession. Elle démontre les potentialités profondément subversives des mouvements de femmes travailleuses.
« Ni bonnes, ni nonnes, ni connes » : la révolte des femmes travailleuses
Par les formes de mobilisations et les revendications qui émergent dans la Coordination, c’est, en germe, toute l’organisation « normale » – c’est-à-dire sexuée – du travail qui est contestée par cette mobilisation.
Contre les discours qui minorisent leurs actions, les infirmières vont développer une réponse combative : « Ni bonnes, ni nonnes, ni connes ! ». Ni bonniches à tout faire, ni religieuses prêtes à se sacrifier, ni idiotes à qui on ferait tout avaler, les infirmières réclament simplement ce qui leur est dû : un salaire, un statut, une reconnaissance de leur travail. Elles ne se sacrifieront plus sur l’autel de la gestion « raisonnable » de l’hôpital.
Le mouvement lui-même a vu naître des remises en cause de l’organisation du travail à l’hôpital. De nombreuses infirmières profitent de ce mouvement pour critiquer un état de fait : la médecine de l’hôpital est la plupart du temps une médecine réparatrice, qui ne fait que panser les blessures et recoudre les plaies, c’est à dire une médecine partielle, qui ne résout pas les problèmes multiples rencontrés par le patient. Les infirmières, qui sont plus proches des malades que ne le sont les médecins, revendiquent le fait de mettre en place une médecine préventive et globale.
C’est le rôle même que prend l’hôpital dans notre société qui est remis en question. Comment répondre aux misères, aux souffrances créées par cette société ? Comment l’hôpital pourrait-il rester un îlot de bien-être, alors que dès leur sortie, les patients sont confrontés aux mêmes problèmes : un travail aliénant qui détruit le corps et l’esprit, les problèmes d’argent, les problèmes de logement, etc… Par exemple, l’un des problèmes posés par certaines membres de la Coordination est celui des patients trop malades que l’hôpital renvoie chez eux lorsqu’il ne peut plus rien faire : que deviennent ces malades, et sur qui, à part leur famille, et plus précisément les femmes de leur famille, reposent désormais cette charge ?
D’ailleurs, dès le début du mouvement, émerge une prise de conscience de la part des infirmières, celle d’être soumise à une oppression spécifique en tant que femme : « Quand on a fait la première assemblée générale, en juin, il n’y a que les mecs qui ont pris la parole, parce qu’ils avaient l’habitude. [Avec une camarade infirmière], on s’est dit : « Mais c’est pas possible. […] On est une Coordination infirmière, on a des projets, on est 80% de femmes dans cette profession, et aujourd’hui il n’y a que des hommes qui ont pris la parole ! »[Entretien d’une infirmière citée dans Les infirmières et leur coordination, 1988-1989, Danièle Kergoat, François Imbert, Hélène Le Doaré et Danièle Senotier, Paris, Editions Lamarre, 1992, p.135.]. Pour lutter contre cela, la Coordination décide que pour représenter les infirmières, seules des femmes pourront être désignées comme porte-paroles, seules des femmes pourront faire partie du service d’ordre.
Le mouvement des infirmières est venu ébranler les rapports de notre société à la santé et au travail
De nombreuses infirmières mobilisées ne se disaient pas féministes, et pourtant leur combat pouvait résonner pour toutes les femmes travailleuses. En exigeant la reconnaissance d’une qualification professionnelle, en proposant une réflexion sur l’amélioration globale de la prise en charge médicale, elles ont remis en cause la division sexuelle du travail sur laquelle s’appuient les employeurs – « dévouement féminin » et subordination – pour mieux les exploiter. De fait, leur mouvement met au premier plan le rôle que les femmes travailleuses ont à jouer, non seulement dans la subversion de ce système patriarcal, mais également dans le renversement de l’hôpital capitaliste sur lequel il s’appuie.
Marah Macna et Nina Kirmizi
SOURCE : http://www.revolutionpermanente.fr