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Bondage normalisé…
Categories: Sexualité

Egon Schiele 01Agnès Giard : «Les pratiques de bondage sont « normalisées », mais faut-il s’en réjouir ?»

Pour l’anthropologue Agnès Giard, la normalisation de pratiques au départ «déviantes» leur ôte leur part violente et perturbante. Elle craint ainsi que le développement d’ateliers de bondage fasse perdre l’«aura d’interdit» émanant de cette pratique.

Agnès Giard, docteur en anthropologie, écrivain, journaliste, auteur du blog Les 400 culs sur le site de Libération, s’est souvent penchée sur les cordes, qu’elle aimerait voir rester taboues.

Le bondage et sa version japonaise, le shibari, peuvent-ils être considérés comme des pratiques taboues ?

Depuis son apparition dans les années 50, le bondage ne cesse d’être une pratique déviante qui devient banale, qui redevient déviante… Le système récupère toujours ce qui se trouve dans les marges. A travers la notion d’interdit, de «tabou», des hommes négocient une voie d’accès au plaisir. Pour reconquérir leur part d’ombre, les pratiques doivent changer de forme. C’est le cas avec le bondage qui, dans les années 2000, s’est totalement renouvelé sous l’influence japonaise du shibari pour redevenir une pratique auréolée de bizarrerie, d’exotisme et de mystère. Nul doute cependant qu’avec les ateliers, cette pratique perde bientôt toute aura d’interdit.

Le shibari est enseigné dans des ateliers sur le modèle du yoga ou de la danse…

Les ateliers contribuent autant à détruire une pratique qu’à la répandre. Ils la détruisent lorsqu’ils la promeuvent en termes de bien-être, d’épanouissement personnel et de «mieux vivre» ensemble. Il y a des mots qui tuent. Surtout ceux qui visent soi-disant à «déculpabiliser» les gens, en leur faisant croire que ce qui les excite est au fond très bon pour la santé, efficace pour cimenter le couple et conforme aux standards de l’hédonisme gentil. Dans certains ateliers, les pratiques sexuelles sont enseignées en vue d’optimiser son «capital érotique». Ces discours sont un tue-l’amour. Ils mettent la sexualité au service d’une idéologie de la tiédeur, qui fait de toutes les «minorités sexuelles» autant de tribus sympathiques, ayant le droit de revendiquer leur prétendue différence pourvu que celle-ci reste dans la norme : travail-famille-bisous. Lorsqu’on enseigne aux gens que le bondage est une pratique relaxante et cool, on la castre de sa part de violence. On l’ampute de sa puissance opérative et cela finit par dégoûter les gens. Il existe heureusement d’autres lieux, dans lesquels l’usage de la corde reste brutal, vulgaire, offensant, perturbant, voire mystique.

Que cherche le quidam dans la pratique selon vous ?

Une forme de libération. La corde qui emprisonne est un instrument qui libère. Se faire attacher, c’est s’autoriser soi-même à ne plus être qu’un objet de désir, irresponsable et passif. Les normes morales actuelles imposent, en Occident, le statut de sujet autonome, libre et responsable à tous ceux qui veulent s’intégrer dans la société. Les êtres qui sont sous l’emprise d’une passion, qui s’adonnent «avec excès» à quelque chose, qui sont dépossédés d’eux-mêmes… Tous ces êtres-là sont stigmatisés, nommés «addicts» ou «dépressifs».

Comment meurt un tabou ?

L’explication la plus courante veut qu’un interdit disparaisse lorsque la société devient décadente. Cette explication repose sur le présupposé suivant : l’humain est une boule de pulsions à l’état naturel ; à l’état civilisé, il a appris à se contrôler. En d’autres termes : la société existe pour canaliser notre instinct sexuel. Elle a mis au point des interdits qui jouent le rôle de garde-fous. En réaction à cette vision caricaturale et dépassée de la sexualité, le sociologue John Gagnon – bien avant Michel Foucault – démontre que la sexualité est une construction sociale, fruit d’un apprentissage. Pour devenir sexuelle, une situation doit correspondre à ce que Gagnon appelle un «script», c’est-à-dire un scénario conforme à ce que vous avez appris à considérer comme excitant. Dans la société, un certain nombre d’attitudes, de conduites sont présentées comme ayant une valeur sexuelle, y compris – et peut-être même surtout – lorsqu’elles sont entourées d’une aura sulfureuse : les pratiques interdites sont souvent les plus excitantes. Les scripts ne sont pas que sociaux. Ils se construisent aussi au niveau individuel. Gagnon analyse l’évolution des sociétés comme une forme de lutte permanente entre ce que le système dominant – la famille, l’école, la religion, la culture, la loi, etc. – désigne comme «bonne sexualité» et ce que nous trouvons, nous personnellement, excitant. A l’inverse de Freud, qui voyait l’interdit comme une instance de répression du désir, Gagnon le définit comme la condition sine qua non du désir. Sans tabous, la sexualité devient mortellement ennuyeuse, dit-il.

D’autres pratiques subversives vous semblent-elles avoir suivi le même chemin ?

Avec le siècle des Lumières, lorsque des lois garantissent les droits et les libertés individuelles, on assiste en Occident à une vaste opération de dédiabolisation des pratiques autrefois maudites ou sacrilèges. Toutes ces pratiques sont progressivement «normalisées», mais faut-il s’en réjouir ? D’abord, on les sépare les unes des autres en établissant des typologies de pratiques qui font l’objet de catalogues (Psychopathia sexualis) et induisent les gens à penser qu’ils doivent se conformer au modèle. Les pratiques qui relevaient jusqu’ici de l’acte, de la performance, deviennent des pratiques identitaires qui relèvent de l’être. Il s’agit d’«être homosexuel», d’«être sadomaso», etc., de «nature». L’autre conséquence de la normalisation des «perversions», c’est que toutes les pratiques, marginales ou pas, sont soumises au même diktat de la modération. Il s’agit de mettre ses désirs sous contrôle. La liberté a donc un prix : le nivellement par le bas, et la médiocrité sexuelle.

Marie Ottavi

SOURCE : Libération

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