INCENDO
Sur le rapport entre genres & classes. Revue de presse & textes inédits
Femmes et lutte armée
Categories: Histoire, Violence

Ivan Bilibine 1876-1942 (6)Fanny Bugnon, Les « Amazones de la terreur ». Sur la violence politique des femmes, de la Fraction armée rouge à Action directe, Paris, Payot-Rivages, collection « Bibliothèque historique Payot », 2015, 240 pages, 21 €.

Un compte rendu et un entretien de Jean-Guillaume Lanuque

Sur les groupes ayant appliqué une forme de lutte armée souvent qualifiée de terroriste en Europe dans la seconde moitié du XXe siècle, mis à part des témoignages (surtout sur le cas italien1), les études existent, mais sont souvent rares en français : outre le premier volume de notre collection Dissidences (et ses compléments en ligne) et les travaux pionniers d’Isabelle Sommier, on peut citer l’ouvrage d’Anne Steiner et Loïc Debray2, et celui dirigé par Marc Lazar et Marie-Anne Matard-Bonnucci3. Fanny Bugnon4, pour sa part, a choisi de mener une thèse consacrée à un angle bien spécifique, celui des femmes membres de deux de ces organisations, la Fraction armée rouge allemande et Action directe. L’objectif étant à la fois de « penser la violence politique des femmes » (p. 14) et de comprendre « la fabrique des femmes terroristes » (p. 19), en mettant largement à profit les sources journalistiques.

Le grand intérêt de ce travail, c’est en effet de décrypter la perception médiatique des femmes combattantes de ces deux groupes, qui déclinent plusieurs thématiques particulières. Il y a d’abord, avec les actions initiales de la RAF, l’idée d’un phénomène d’origine étrangère, et plus particulièrement allemand, irréductible à la situation française, avec la réutilisation de stéréotypes (la réactivation de la violence nazie, ou la froideur germanique). Mais la dominante majeure de l’analyse des journaux retenus, c’est une forme de malaise à l’égard de ce qui est perçu comme une transgression des rôles sexués. Dans un contexte qui voit concomitamment les femmes accéder à des fonctions dans l’armée et la police, les militantes armées politiques sont jugées plus dures que les hommes, plus coupables également5. Sont alors réactivées des images ancrées dans la culture dominante, celle d’un déséquilibre psychologique (qui peut être lié au refus d’être mère), mais également celle de séductrices, de produits d’une libération – jugée débridée – des mœurs dans ces années 1968 (même si cette image de séductrice relève clairement de la longue durée des mentalités collectives). Ce qui ressort de ce tableau, c’est une forme appuyée de dépolitisation, un refus apparent de prendre en compte les écrits et les déclarations politiques et argumentées de ces femmes, qui sont de la sorte totalement minorées. Fanny Bugnon s’intéresse également aux figures mythiques qui sont reprises à cette occasion, celle des amazones qui ont donné leur titre au livre, mais également celle des furies, par exemple ; on reste toutefois en partie insatisfaits, cette déclinaison de l’étude manquant en grande partie d’analyses approfondies6.

Le choix de mener une étude parallèle de la RAF et d’AD manque par ailleurs de justifications, car même si les deux organisations connaissent un rapprochement marqué au milieu des années 1980, il aurait sans doute été fertile de prendre également en compte les Brigades rouges italiennes, voire l’ETA ou l’Armée rouge japonaise… A condition, bien sûr, de disposer de davantage de temps de recherche. Autre limite, et non des moindres, une tendance à parfois laisser croire à une sur-interprétation des faits7. C’est ce qui rend certaines parties plus fragiles, comme celles évoquant le modèle de l’amoureuse déçue chez les militantes8 (d’autant qu’il y a derrière réalité ou tactique judiciaire). Une citation isolée ne suffit pas toujours à convaincre d’un état d’esprit général, et il aurait été pertinent de prendre davantage d’exemples dans un corpus de 3 000 articles de presse, tout comme il aurait été utile de disposer d’une comparaison détaillée avec le traitement dévolu aux hommes des deux organisations. Il est à ce titre dommage qu’une thèse que l’on imagine copieuse ne fasse l’objet que d’une transposition visiblement très abrégée, au risque de perdre de sa force de conviction9.

Entretien : Cinq questions à… Fanny Bugnon10

  1. Pouvez-vous nous expliquer les raisons qui vous ont conduite au choix de votre sujet de thèse ?

Dès mes premiers travaux de recherche, je me suis intéressée à l’histoire des femmes et des marges politiques, ainsi qu’aux formes de régulation sociale afférentes : les Repopulateurs comme forme d’antiféminisme au sortir de la Première Guerre mondiale qui débouche sur la législation de 1920 et 1923 réprimant l’avortement et la “propagande anticonceptionnelle” (mémoire de maîtrise) ; l’affaire Germaine Berton, du nom de cette militante anarchiste qui assassine en 1923 Marius Plateau, responsable de l’Action française et des Camelots du Roi et dont le procès s’achève sur un acquittement (mémoire de DEA). Au cours de mes lectures, il est ressorti que la criminalité politique des femmes au XXe siècle constituait un sujet mal connu. C’est à la faveur de ce constat que j’ai décidé de poursuivre mon travail de thèse sur ce sujet, en me concentrant sur la période de l’après-68, marquée par la réactivation de la violence révolutionnaire dans les démocraties occidentales, et la participation remarquable et remarquée de femmes dans les rangs de ces groupes. En raison de l’inaccessibilité des archives de police et de justice, j’ai choisi d’analyser la médiatisation française de la violence politique à travers la fabrique du “terrorisme” comme catégorie médiatique.

  1. Pourquoi vous être uniquement concentrée sur la RAF et Action directe, sans prendre également en compte d’autres groupes armés contemporains, comme les Brigades rouges, l’Armée rouge japonaise ou ETA ?

Mon idée de départ était de travailler sur les militantes des organisations révolutionnaires violentes de l’après-68 dans les démocraties occidentales qui ont en commun de compter un nombre significatif de femmes dans leurs rangs. Le constat de la rareté de la bibliographie sur le sujet, et surtout sur l’histoire de la violence politique en France – notamment dans le cas d’Action directe (1979-1987) –, m’a conduit à redéfinir mon sujet pour retracer l’histoire de la violence révolutionnaire dans le dernier tiers du XXe siècle, en prenant en compte non seulement la période d’activité des organisations, mais également leur démantèlement et leurs procès. Il a donc fallu recentrer la focale. J’ai choisi de me concentrer sur la France et l’Allemagne (RFA) pour deux principales raisons : la violence révolutionnaire outre-Rhin joue un rôle de miroir déformant dans la perception de la violence révolutionnaire en France en mobilisant les stéréotypes nationaux et le passé commun entre les deux pays (l’Allemagne fait également l’objet d’une plus grande attention de la part de la presse française, indépendamment de l’intensité du phénomène en Italie, au Japon ou en Espagne) ; les principales organisations allemande (la Fraction armée rouge – RAF) et française (Action directe) ont en outre annoncé leur fusion en janvier 1985 au nom de l’unité des révolutionnaires en Europe de l’Ouest et ont mené ensemble des attentats anti-impérialistes contre des cibles militaires de l’OTAN.

  1. La version publiée de votre thèse semble très réduite par rapport à la thèse elle-même : comment ce choix a-t-il émergé avec l’éditeur ?

On m’a souvent fait remarquer que ma thèse en comportait en réalité deux : l’une sur l’histoire de la violence révolutionnaire en France et en Allemagne, l’autre sur la fabrique de la catégorie “femmes terroristes”. Après discussion avec mon éditeur, il a été décidé que la version (très) remaniée de ma thèse se concentrerait sur la deuxième, qui était mon sujet de départ et qui constitue un angle mort de l’historiographie.

  1. Songez-vous d’ailleurs à un élargissement géographique ou même historique de votre angle de recherche ?

Pour l’heure, je ne souhaite plus travailler sur la violence politique. Bien des questions restent cependant à étudier, et il serait notamment intéressant de mener une analyse comparée des militantes des organisations révolutionnaires et des organisations nationalistes, dans les processus de décolonisation, mais également du côté des mouvements séparatistes, à la fois sur le plan de leur trajectoire biographique et militante, de leur visibilité dans les organisations armées et de la médiatisation dont elles sont l’objet.

  1. Quels sont actuellement les travaux auxquels vous vous consacrez ? Des publications sont-elles d’ores et déjà prévues ?

A la faveur d’un postdoctorat, j’ai poursuivi mes recherches sur une autre forme de marginalité politique féminine illégale : les femmes élues en France avant d’en avoir le droit (en 1944), c’est-à-dire les femmes élues sur des listes municipales communistes à partir de 1925, sur consigne du Secrétariat féminin de l’Internationale communiste. Cette question met en rivalité communistes et féministes autour de l’accès des femmes à la citoyenneté politique. Je me suis tout particulièrement intéressée au cas de Douarnenez, première municipalité française à porter à sa tête un maire communiste en 1921, et à élire une femme, Joséphine Pencalet, ouvrière des conserveries de poisson de 38 ans, en 1925, et aux débats internes au PCF sur l’opportunité ou non de présenter des candidatures féminines qui seront in fine invalidées par la justice administrative. J’en ai notamment tiré un article pour Vingtième siècle11 et ai participé à un documentaire consacré à cette pionnière (la présentation est en ligne : https://www.youtube.com/watch?v=f2VQbiiUW38 ).

1Par exemple le livre d’un des créateurs des Brigades rouges, Mario Moretti, Brigate Rosse, Paris, Amsterdam, 2010.

2Anne Steiner, Loïc Debray, RAF. Guérilla urbaine en Europe occidentale, Paris, L’échappée, 2006, chroniqué dans notre revue électronique, http://revuesshs.u-bourgogne.fr/dissidences/document.php?id=1542

3Marc Lazar, Marie-Anne Matard-Bonnucci (dir.), L’Italie des années de plomb, Paris, Autrement, 2010.

4Fanny Bugnon avait publié un article dans le volume 13 de Dissidences, « Venger Pierre Overney ? Controverse autour d’un mot d’ordre. ».

5Sur ce point, des comparaisons avec des femmes criminelles, de l’époque ou plus anciennes, se seraient sans doute révélées intéressantes.

6Pourquoi les furies antiques plutôt que Médée, par exemple, personnage pourtant oh combien riche et incarnant une forme repoussante de la femme pour bien des hommes ?

7Ainsi, l’assassinat de Georges Besse ne fut pas seulement un choc du fait que les responsables étaient deux femmes (p. 72), mais également de par le statut de la victime celui d’un patron, d’un non combattant, contrairement au général Audran. De même, dans les figures mythiques invoquées, celle des sorcières ou des pétroleuses ne sont appuyées que sur une occurrence des sources chacune, tout comme le thème de la masculinisation / desexualisation de ces femmes militantes (p. 157-158). Enfin, le lien explicitement fait entre le mouvement féministe et l’engagement radical de ces femmes, avec l’exemple de la mort de Georges Besse, ne se trouve ici que sous la plume de Ménie Grégoire.

8Deux exemples seulement sont convoqués, ceux de Frédérique Germain et de Paula Jacques, toutes deux de la nébuleuse d’Action directe.

9Un détail iconographique est également légèrement gênant : le fait que les photographies de femmes retenues pour figurer en couverture et sur la quatrième ne soient à aucun endroit explicitées.

10Entretien réalisé par courriel le 2 septembre 2015.

11Fanny Bugnon, « De l’usine au Conseil d’État. L’élection de Joséphine Pencalet à Douarnenez (1925) », Vingtième siècle. Revue d’histoire, n° 125, 2015/1, p. 32-44.

SOURCE : dissidences.hypotheses.org

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