Le djihad version féminine
Les hommes ne sont pas les seuls à avoir le privilège d’être courtisés par les djihadistes. Daech attire aussi des jeunes filles occidentales. Géraldine Casutt, de l’Université de Fribourg, s’intéresse à leurs motivations et au sort qui leur est réservé. Elle souligne que leur parcours s’avère plus rationnel qu’on ne le pense.
PAR FRANCOIS PHARISA
Environ 4000 Occidentaux seraient partis grossir les rangs de Daech en Irak et en Syrie. Parmi eux, plus de 550 femmes et jeunes filles, parfois âgées de moins de 15 ans, selon le dernier rapport de l’Institute for Strategic Dialogue, un think tank londonien qui gère la plus grande base de données sur les femmes parties faire le djihad. Qu’est-ce qui pousse ces dernières à quitter leurs proches pour une société que l’Occident perçoit comme intégriste et misogyne? Géraldine Casutt, 28 ans, doctorante en sciences des religions à l’Université de Fribourg, vise une meilleure compréhension de ce phénomène. Dans le cadre d’une thèse menée en cotutelle avec l’Ecole des hautes études sociales de Paris, elle décrypte le djihad au féminin.
Qu’est-ce qui vous a motivée à vous intéresser aux femmes djihadistes?
Dans le djihad, les hommes occupent le premier plan. Les femmes ne sont que rarement évoquées. Elles sont pourtant bien là et ont même des rôles primordiaux à jouer (voir ci-dessous). C’est cette présence invisible qui m’intéresse. Par ailleurs, mon séjour en Palestine, en 2011, dans le cadre d’une association universitaire, m’a profondément marquée. Je suis restée un mois dans un centre culturel à Bayt Umar, un village proche d’Hébron encerclé par trois colonies juives. J’ai rencontré des mères qui avaient perdu leur enfant dans le conflit. Leur visage dégageait un mélange de tristesse et de fierté. Leur enfant était mort pour la cause, ils étaient devenus martyrs. Dans l’appartement familial, elles leur avaient dressé un autel avec des photos et des objets leur ayant appartenu.
Avez-vous déjà rencontré des femmes djihadistes?
Pas en personne. Mais, je suis en contact avec plusieurs d’entre elles, vivant actuellement en Syrie, via les réseaux sociaux et Skype. J’ai également eu des relations avec des parents français, dont le fils ou la fille a rejoint Daech. Notamment la mère du premier Français à commettre un attentat suicide, en décembre 2013. Elle-même m’a présentée à d’autres parents vivant la même situation.
Un profil type de candidats au djihad ressort-il de vos discussions avec ces femmes et ces parents?
Il n’y a pas de typologie générale. Néanmoins, plusieurs traits saillants se remarquent fréquemment. La figure de l’autorité patriarcale est souvent absente – ou présente sans l’être. Avant comme après le départ du jeune. Je me suis aperçue que les mères montaient plus facilement au créneau pour expliquer ce qui était arrivé à leur enfant. Celui-ci a souvent été marqué par un événement qui a été vécu violemment. Comme un deuil qui n’a pas réussi à se faire. Autre caractéristique récurrente, la difficile relation entre deux cultures et deux univers socio-économiques. Alors, le métissage est de type différent: soit il y a un métissage «ethnique» (français – tunisien), soit un métissage «social» (classe aisée – classe populaire), les deux ne se combinent pas nécessairement.
Pour quelles raisons ces femmes s’engagent-elles?
Les raisons sont multiples. Certaines espèrent devenir martyres ou veuves de martyr, afin de pouvoir intercéder en faveur de 70 personnes parmi leurs proches pour l’accession au paradis. Cet argument religieux se retrouve fréquemment dans le discours des jeunes, leur permettant ainsi de se déculpabiliser d’avoir quitté leur famille. Ils disent à leurs parents qu’ils sont partis pour eux. Pour qu’ils évitent les tourments de la tombe.
D’autres ressentent le sentiment d’appartenir à l’Oumma, cette communauté musulmane sunnite et transnationale. Si une partie de l’Oumma est attaquée, son ensemble souffre. Porter secours aux musulmans opprimés devient alors un devoir.
Pour d’autres encore, l’idéalisation du combattant djihadiste, symbole de virilité, en opposition à des hommes occidentaux efféminés, influe sur leur décision de partir. Ces femmes ont souvent connu des déceptions amoureuses. Selon elles, le djihadiste, l’homme vertueux par excellence, ne les fera plus souffrir. Et s’il le fait, il paiera. La justice islamique le punira en conséquence.
Certaines partent avec leur mari, formant en quelque sorte les Bonnie et Clyde du djihad. Une dimension eschatologique ainsi que la volonté de se soumettre à Dieu peuvent également entrer en ligne de compte. En rejoignant Daech, toutes ces femmes peuvent participer à l’édification d’une nouvelle société, ce que l’Occident ne leur offre pas. Du moins est-ce leur impression.
La manipulation mentale n’existe donc pas?
Si parfois, mais il faut se montrer extrêmement prudent avec ce terme. Il omet le processus rationnel de la décision de partir pour le djihad.
Daech distille-t-il une propagande spécifiquement destinée aux femmes?
Son discours se veut englobant. Il s’adresse aux deux genres. Daech ne manque pas de femmes pour le moment, ses membres n’ont aucune raison de les cibler spécifiquement. Ce qu’ils veulent avant tout, ce sont des Occidentaux, hommes comme femmes.
Vous ne citez que des exemples français. N’y a-t-il pas de Suissesses en Irak et en Syrie?
En Suisse, il n’existe pas de base de données connue. Du moins pas à la connaissance du public. Le dernier chiffre officiel que nous possédons est celui fourni par un rapport de l’Université des sciences appliquées de Zurich, faisant état de 66 individus, hommes et femmes, qui auraient voyagé à l’étranger dans des zones de guerre pour des motifs religieux. Pas vraiment d’une grande aide… Nous savons qu’il y a quelques Suisses et Suissesses sur place, mais impossible de donner de statistiques précises.
Dans l’histoire contemporaine, quand apparaissent les premières femmes occidentales parties pour le djihad?
Une figure marquante du djihad en Europe est celle de Malika El Aroud. La veuve de l’un des assassins du commandant Massoud, qui a vécu en Afghanistan et au Pakistan. Elle s’est ensuite installée à Guin, d’où elle pilotait le forum djihadiste Minbar SOS, faisant la promotion d’Al-Qaïda. Elle est aujourd’hui en prison en Belgique. Autre Occidentale: Muriel Degauque, la seule à s’être fait exploser au nom de l’islam. C’était en 2005, en Irak. Les politiques et les journalistes avaient alors expliqué son acte par un problème génétique – elle était dépourvue d’utérus et ne pouvait donc avoir d’enfant.
Pourquoi avons-nous besoin d’excuser ces femmes?
La violence féminine est contre-intuitive. La femme est un symbole de douceur. Dès lors, nous avons du mal à admettre qu’elle donne la vie et puisse vouloir la reprendre. Qu’elle souhaite rejoindre sciemment une organisation que nous percevons comme barbare et misogyne. Dans les discours, ces femmes apparaissent comme doubles victimes: victimes d’un prétendu lavage de cerveau et victimes des hommes qu’elles rejoignent, automatiquement considérés comme des prédateurs sexuels.
Vous avez grandi dans le Jura et n’avez pas d’origine arabe. Avez-vous rencontré un problème de légitimité et de confiance pour vous faire accepter des personnes avec qui vous êtes en contact?
Je ne parle pas l’arabe – je le lis un peu – je ne m’appelle pas Leila, je ne suis pas musulmane, mon compagnon n’est pas musulman et je n’ai pas non plus vécu dix ans au Moyen-Orient. Mais, les femmes auxquelles je m’intéresse – les djihadistes occidentales – ne parlent souvent pas beaucoup mieux l’arabe que moi. J’étudie un phénomène de société et non pas les textes coraniques. Malgré tout, il est évident que la phase d’approche reste longue et délicate. Je dois leur expliquer que je ne suis ni flic ni journaliste. Des critiques dirigées à mon égard ont par contre émané du milieu académique au début de mes recherches.
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Des épouses et des mères
Quel rôle Daech réserve-t-il aux femmes?
Principalement celui d’épouse et de mère. Assurer la descendance et donc pérenniser l’organisation, tenir le foyer et éduquer les jeunes sont des missions tout aussi importantes que le combat. Elles contribuent à la construction de l’Etat.
Peuvent-elles tout de même prendre les armes et aller au front?
Elles possèdent des armes à la maison, qu’elles utilisent à titre de légitime défense seulement. En ce qui concerne Daech en tout cas, il n’y a aucune preuve qui puisse appuyer le fait que des femmes combattent ou servent de bombes humaines.
Qu’en est-il de la brigade féminine al-Khansa, active dans les rues de Raqqa?
Son existence n’a rien d’étonnant, c’est une brigade policière et non pas militaire. Suivant la règle de la non-mixité, qui régit la vie publique dans l’islam des djihadistes, des policières sont nécessaires pour contrôler les autres femmes. Mais les sources à ce sujet ne sont pas claires. Rien n’est avéré.
Interdire les femmes d’aller au combat permet d’éviter qu’elles ne deviennent des martyres, comme les hommes…
Au début de mes recherches, je me suis posé cette question d’une possible violence d’émancipation. Si elle peut exister dans d’autres pays des Proche et Moyen-Orient, il n’en est rien avec Daech. Pour les djihadistes, la notion d’égalité telle que nous l’entendons n’existe pas. Ils considèrent la société dans laquelle ils vivent comme parfaite et juste. Les femmes n’ont dès lors pas à prouver quoi que ce soit pour acquérir davantage de droits dans une société future. L’islam rigoriste suit une logique de complémentarité, à l’instar de la plupart des idéologies traditionalistes. En Europe y compris. L’homme et la femme ont été créés par Dieu avec des compétences propres. Aller à l’encontre de cette nature signifie s’élever contre la volonté de Dieu.
Par contre, des femmes pourraient très bien commettre des attentats suicides en Europe. Daech revendiquerait alors ces actes, dans le but de faire croître la psychose vis-à-vis des femmes voilées. L’islamophobie grandirait encore, nourrissant ainsi le discours des djihadistes. FP