Comment la science-fiction, genre souvent plus inventif que les autres, imagine-t-elle « les comportements sexuels du futur » ? Telle était la question posée en 1963 par le magazine Playboy à divers auteurs, tous anglophones et masculins, dans une table ronde intitulée « 1984 & Beyond ». 1 L’année suivante, la revue française Planète en traduisait une partie en y ajoutant des propos de Jacques Bergier et quelques citations d’autres auteurs. 2
Cet échange montre à quel point la science-fiction, visionnaire dans bien des domaines, a autant de mal que le reste de la société à concevoir les rapports hommes/femmes, et à anticiper leur évolution. Sur un point pourtant, les écrivains ici réunis voyaient juste, en imaginant un avenir où l’hédonisme individuel se mêlerait à l’omniprésence technicienne.
1 / Une simple question de pilules
Robert Heinlein
Depuis dix ans, je recueille tous les renseignements possibles sur le phénomène de surpopulation. Quand je m’y suis mis, les experts parlaient d’un accroissement de 70 000 individus par jour. Ils en sont maintenant à 135 000. Toutes les courbes prévoient le doublement de la population tous les cinq ans, guerre ou pas. Dans cinquante, cent, ou deux cents ans, nous mourrons de faim en nous marchant dessus.
[…]
Frederik Pohl
Il n’y a pas longtemps, je me suis livré à un petit calcul. J’ai vérifié l’accroissement annuel de pays neufs, comme le Brésil. Eh bien, si le mouvement s’était produit, par exemple au moment de la naissance du Christ, nous aurions une Terre composée exclusivement de chair humaine, du centre à la surface. Vous voyez la chose? Je dis qu’un temps viendra où il faudra vraiment cesser de se reproduire à tour de bras (l’expression n’est pas juste).
Poul Anderson
Je ne suis pas spécialement optimiste, mais je crois que vous prenez trop au tragique l’explosion démographique actuelle en prévoyant qu’elle ira en progressant indéfiniment. J’ai tendance à penser que de nouveaux facteurs économiques et biologiques apparaîtront au fur et à mesure que l’histoire avancera. Des travaux récents sur la sexualité des rats, suggèrent qu’il y a des éléments inconnus qui réduisent la poussée reproductrice à partir de la densité de la collectivité et des possibilités de nourriture dans un espace donné. […]
Jacques Bergier
Il n’y a pas que les rats. Dans le numéro 14 de Planète, le professeur Rémy Chauvin a signalé les études qui révèlent que les vers de farine, les souris, les sauterelles, etc. planifient en quelque sorte les naissances. Il y a une limitation naturelle, due à des excitations complexes dont le mécanisme nous est, en effet, encore inconnu. […]
Frederik Pohl
D’accord, il y aura des freins. Mais, en attendant, nos petits-enfants se marcheront sur les pieds. Oh! bien sûr, il y aura la légère limitation de la guerre, de la famine et des épidémies. Mais ces limitations naturelles sont assez désagréables, non? Tiffany Thayer a écrit un récit d’anticipation où l’on voit la population qui continue de s’accroître. Alors les corps glissent et rampent les uns sur les autres, empilés en couches de dix recouvrant le monde entier. D’immenses îlots de masses humaines, sur mer et sur terre, emmêlés et à demi inconscients… Cette vision me révolte. Mais ce n’est pas plus terrible que le spectacle des enfants morts aux Indes.
John W. Campbell
A mon avis, il y a une solution. Nous avons des pilules anti-conceptionnelles. Elles sont au point. Mais ce n’est pas suffisant. Il faudrait fabriquer et distribuer des pilules qui soient en même temps euphorisantes. Alors, les gens finiraient par ne plus pouvoir s’en passer,
Poul Anderson
Ce serait une solution merveilleuse : psychologique.
James Blish
Oui. Mais il me semble, en tant que spécialiste en pharmacie, que le corps humain s’habituera bien vite à toute pilule anti-conceptionnelle, euphorisante ou non. A mon avis, cette adaptation se fera en quelques générations seulement : ces drogues n’auront plus d’effet. Voyez à quelle vitesse les microbes s’habituent à la pénicilline.
2 / Des perversions patriotiques
Arthur C. Clarke
Nous sommes en train de discuter le problème le plus important du proche avenir: Je suis persuadé que le contrôle des naissances sera universellement pratiqué d’ici une génération. La religion cessera de faire opposition, comme cela s’est toujours passé lorsqu’un développement social était en jeu, après une réaction farouche de l’arrière-garde. Si les pilules se révèlent inefficaces à la longue, on pratiquera la stérilisation du mâle par des moyens chimiques. La plupart des hommes seraient certainement heureux d’être stérilisés après avoir eu le nombre d’enfants qu’ils désiraient, à condition de pouvoir faire auparavant un dépôt dans une banque de sperme, pour le cas où ils changeraient d’avis.
Isaac Asimov
Vous proposez toutes sortes de solutions. Vous en oubliez une : la continence. Mais je suppose que je devrais tout de suite abandonner cette idée curieuse avant que vous ne vous mettiez à hurler. Alors, je vais faire une autre remarque. Un fait me frappe. C’est que toutes les pratiques sexuelles n’entraînent pas nécessairement la conception. Sous la pression de la croissance géométrique de la population, il se pourrait que ces modes d’expression sexuelle, condamnés aujourd’hui par la morale conformiste, soient encouragés et considérés comme moraux dans une société qui les jugera utiles, sinon inévitables. Les pratiques prétendues «contre nature», de forme hétéro et homosexuelle, pourraient bien devenir légales, morales, dans les années à venir. Et, qui sait, elles pourraient même être reconnues comme patriotiques?
3 / Les architectes en reproduction
Robert Heinlein
Si l’on arrive à échapper à l’explosion démographique, il est évident que les mœurs et morales sexuelles seront transformées. Mais, d’abord, on se posera le problème de la qualité de l’enfant produit volontairement. Dans mon livre, L’Enfant de la science, publié en français chez Gallimard, j’ai imaginé un monde où chaque couple s’arrange pour avoir le meilleur rejeton compatible avec le capital génétique des parents. Dans le monde où cela se déroule, il y a deux types de mariage: le mariage reproducteur, et l’ortho-mariage, temporaire et stérile.
Jacques Bergier
Cette utopie a eu l’approbation, sur le plan scientifique, de Jean Rostand, qui est un juge sévère. Elle a été écrite avant le déchiffrement du code génétique, mais elle reste valable. Dès que les techniques d’examen des chromosomes au microscope se perfectionneront, le meilleur des mondes de Heinlein pourra devenir une réalité. Régulation et contrôle de la qualité, voilà le programme, à l’échelle planétaire. Mais sur quels critères la sélection sera-t-elle faite?
William Tenn
Au moment où la solution génétique sera une réalité, tout parent intelligent et instruit aura compris qu’il est stupide pour un profane de se mêler de ce sujet compliqué. Il faudra remettre la question entre les mains de l’architecte diplômé en gène, du voisinage. Il y aura sans doute différentes écoles d’architecture génétique. Les fonctionnels persuaderont les parents qu’il faut produire un enfant utile à la société. Les futuristes seront pour la production d’enfants capables de s’adapter à la culture des vingt années à venir. Les romantiques chercheront à faire naître des gens de génie, ou tout au moins de talent hors classe. Il y aura des styles d’être, comme il y a des styles de vêtement ou de maison.
Frederik Pohl
De toute façon, il faudra s’en remettre aux compétences politiques et scientifiques. Après tout, nous nous en remettons bien à des jurys pour appliquer la loi et à des conseils de révision pour savoir qui doit rester chez soi, et qui doit aller à la mort.
Ray Bradbury
Non. Je pense qu’il faudra une combinaison de la science et de la religion. Bien des savants sont en train de s’apercevoir qu’il ne suffit pas de connaître les faits, et qu’ils ont besoin d’un jugement moral et d’une éthique. Il faut des jugements scientifiques appuyés sur des convictions religieuses, et des jugements spirituels validés par les faits scientifiques. C’est une communion entre le fait et la foi qui, seule, pourra justifier que des hommes entreprennent l’immense tache de modeler la race humaine.
Alfred Elton Van Vogt
Toutes ces notions autour de la fabrication d’une race de qualité, reposent, à mon avis, sur une base fallacieuse. L’intelligence n’est pas un phénomène individuel, c’est un phénomène social. En améliorant la société, on fait progresser l’homme, physiquement et intellectuellement. Utilisons au maximum ce que nous avons déjà, l’humanité ira mieux. Mais cela ne signifie pas qu’il ne faille pas faire sauter des barrières de conformisme, en matière de sexualité.
4 / Que restera-t-il du mariage?
Frederik Pohl
La notion de mariage, en 1984, qu’en restera-t-il ? Rien ou presque, à mon avis.
Ray Bradbury
C’est pousser trop loin les choses. La nature de l’être, sinon la société, réclame l’accouplement permanent d’un homme et d’une femme, et la création d’une famille.
Avec nos villes, avec nos machines, avec notre rythme accéléré, ce n’est pas d’une fragmentation plus poussée dont nous avons besoin, c’est d’une renaissance des relations humaines dans leur plénitude…
Poul Anderson
Je suis d’accord. Le mariage correspond à des besoins qui dépassent de beaucoup l’instinct sexuel et la simple reproduction.
Frederik Pohl
Nous n’allons tout de même pas prétendre que tous les mariages constituent des relations enrichissantes. Beaucoup n’accomplissent aucune fonction constructive, sauf celle de donner un toit aux jeunes. Quand cette fonction perdra de l’importance – et elle en perdra dans une meilleure société -, on s’apercevra que la plupart des mariages sont inutiles et indésirables.
5 / Nous connaîtrons des hyper-voluptés
Algis Budrys
Et puis, je crois que toutes les conceptions d’une normalité sexuelle vont disparaître totalement dans une époque de liberté sociale sans précédent.
Arthur C. Clarke
Budrys a raison: le tremblement de terre de la révolution sexuelle en cours fera écrouler aussi bien les barrières arbitraires entre les sexes que les murailles artificielles du mariage.
Frederik Pohl
La notion du plaisir elle-même va changer. Lorsque la télépathie sera au point, l’amour comprendra non seulement son propre plaisir mais la perception télépathique du plaisir du partenaire. C’est un des plus grands changements que l’on verra survenir dans la vie des couples.
William Tenn
Je ne serais pas étonné de voir naître des perversions nouvelles. Pour le moment, il n’y en a pas, car toutes les perversions humaines ont été observées chez des singes tels que les gibbons et l’orang-outang. C’est la contribution de l’école anglaise de zoologie. Ces perversions paraissent être caractéristiques des primates en général.
Frederik Pohl
En 1984, la plupart des Américains s’inscriront sans fausse honte aux cours d’exercices sexuels avec travaux pratiques. Pour le moment, il faut constater que 99 % des Américains sont nettement en-dessous du niveau terrien moyen dans ce domaine.
Poul Anderson
Les recherches sur les psycho-drogues vont probablement aboutir à l’aphrodisiaque inoffensif dont on a toujours rêvé.
James Blish
Et l’on arrivera ainsi a la société utopique idéale: la société sans psychanalystes, qu’ils soient freudiens, jungiens ou adleriens. Pour moi. la grande libération à venir est la libération de la psychanalyse. Dans une société débarrassée des psychanalystes, on pourra enfin profiter de la vie.
Algis Budrys
L’âge d’or de la sensualité arrive.
Jack Williamson
J’ai imaginé dans Les Cométaires la fabrication de femmes artificielles, faites uniquement pour le plaisir.
Frederik Pohl
Je n’y crois pas. Il y a des technologies qu’on ne peut améliorer par l’automation. Je crois que l’homme du futur trouvera toujours du plaisir à proposer à une ravissante de venir voir sa collection de timbres-poste datant de l’année 1960.
Jacques Bergier
En attendant, le seul domaine où l’on trouve de l’audace dans le domaine sexuel n’est pas l’érotisme littéraire mais la science-fiction. Certains auteurs arrivent à traiter des sujets d’un scabreux inconcevable avec tant de tact et de poésie que cela passe très bien. Lisez Olaf Stapledon et en particulier Sirius. On y décrit un chien mâle mutant aussi intelligent qu’un homme et les amours de ce chien avec une femme. Ce n’est pas de la lecture pour enfants, mais c’est indiscutablement un livre enrichissant.
Harry Harrisson
Dans une nouvelle, je décris un couple d’homosexuels qui ont un enfant: en tube à essai, par conjonction de leurs chromosomes en présence d’un catalyseur approprié. Ce n’est pas du tout hors de portée d’une science biologique future. Future mais proche.
Et je pense que ma nouvelle ne choquera que les puritains réellement obstinés.
Lyon Sprague de Camp
J’ai imaginé dans plusieurs de mes romans des drogues agissant sur la sexualité à la façon des hormones des insectes et notamment un parfum rendant les femmes réellement irrésistibles. Un tel produit serait, je pense, interdit mais sa contrebande fait le sujet de mon livre La Main de Zei. Il existe des recherches sur des produits de ce genre.
Philip José Farmer
J’ai imaginé de mon côté des symbioses avec des créatures introduisant dans l’organisme humain des hormones et des alcaloïdes intensifiant l’acte sexuel. Je me souviens encore de nombreuses lettres de protestations de lecteurs indignés lorsque ma série de nouvelles, publiée depuis sous le titre général Les Amants, a commencé de paraître en 1952.
Jacques Bergier
C’était dans la revue Thrilling Wonder Stories, malheureusement défunte aujourd’hui, mais qui a défié tous les tabous. Les auteurs se sont en particulier acharnés sur le thème de l’inceste rendu nécessaire dans le cas d’un petit nombre de survivants après une guerre atomique ou d’une petite colonie coupée de liaisons avec la planète-mère. Une partie de la population a péri laissant un père et une fille ou un frère et une sœur pour prolonger l’espèce. On trouve dans Les chefs-d’œuvre du Sourire (éditions Planète), page 95, une nouvelle de Damon Knight : Hommes seulement, où, par contre, l’espèce humaine périt à cause des tabous sexuels d’une vieille fille.
6 / Oui, mais et l’amour dans tout cela?
Kendell Foster Crossen
Dans certains de mes romans et notamment dans L’Année du consentement, j’ai imaginé des sociétés où les murs de la vie privée avaient complètement disparu et où il fallait rendre compte à une autorité centrale de toutes ses expériences sexuelles. Moyennant quoi on a un gouvernement qui, connaissant les désirs les plus secrets des citoyens, leur donne ce qu’ils demandent: un gouvernement par consentement. On effectue tout le temps des « Gallup » et des « enquêtes Kinsey » qui, intégrés par un ordinateur, révèlent ce que les citoyens désirent. On leur présente ensuite des lois pour lesquelles la majorité d’entre eux est sûre de voter. J’ai montré comment un tel gouvernement par «public relations» peut devenir une tyrannie pire que la tyrannie stalinienne dans ses plus mauvais jours. Je pense malheureusement que nous y allons. Certains des spécialistes de la guerre psychologique appliquée à l’industrie parlent déjà de l’utilisation de la sexualité sur le plan des ventes. On pourrait par exemple, en utilisant des tensions subconscientes dont le client lui-même ne connaît pas l’existence, lui faire acheter deux voitures: l’une correspondant à la femme et l’autre correspondant à la maîtresse. […]
Ray Bradbury
Notre littérature moderne d’anticipation est pleine de rêveries, d’ailleurs très intelligentes, sur l’amélioration éventuelle des techniques et sensations d’ordre sexuel, sur le plan physique comme sur le plan psychique.
Jacques Bergier
Pas chez les Russes, où l’on ne voit, dans les mondes futurs, que les amours les plus pures, les plus nobles et les plus platoniques. Ce qui relève d’ailleurs d’un complexe, comme le débridement de l’imaginaire anglo-saxon.
Ray Bradbury
Mais j’allais dire: et l’amour, dans tout cela, le véritable, simple et déchirant amour humain?
Jacques Bergier
Ça va, ça va bien, merci.