INCENDO
Sur le rapport entre genres & classes. Revue de presse & textes inédits
Syrie : femmes et djihad 02

Pascal Doury, 1956-2001 (1)Pourquoi les jeunes filles rejoignent les rangs de l’État islamique

Série « Les femmes de Daech »-« Avant de partir » 1/3. –  La doctorante spécialiste du djihad et des femmes Géraldine Casutt nous explique les motivations des jeunes filles françaises, venues aussi bien des quartiers chic que des banlieues, qui partent faire le djihad en Syrie.

Géraldine Casutt est assistante en science des religions à l’université de Fribourg en Suisse, où elle prépare une thèse consacrée au djihad féminin en co-tutelle avec l’EHESS à Paris. Son doctorat porte sur les modalités d’engagement des femmes musulmanes occidentales dans le djihad et leurs représentations en tant que femmes dans le djihadisme. Elle travaille notamment sur les réseaux sociaux, où elle entretient des dialogues avec certaines de ces femmes. Dans un long entretien, que nous restituons en trois parties, « pourquoi les jeunes filles rejoignent les rangs de l’État islamique », « la vie quotidienne des femmes sous l’État islamique » et « pourquoi l’État islamique ne peut pas exister sans les femmes », la chercheuse nous raconte à quel point ces jeunes filles ont le sentiment d’avoir choisi cette vie, comment elles vivent leur quotidien de contraintes, quitte à s’enfermer dans une bulle de lassitude, et leur rôle crucial au sein du système Daech.

Lefigaro.fr/madame. – Peut-on estimer combien de femmes françaises ont rejoint les rangs du groupe terroriste État islamique ?
Géraldine Casutt. –
Au mois de novembre, on comptait 197 femmes françaises au sein de Daech, et 51 mineures sur les 83 mineurs sur place.

Pourquoi y a-t-il plus de filles mineures que de garçons ?
Je pars du principe que garçons et filles entrent dans le djihad par la même porte, ils adhèrent au même système idéologique. En revanche, être homme ou femme dans l’État islamique ne signifie pas la même chose. Les motivations sont genrées et suscitent d’autant plus d’échos chez les mineures que chez les autres femmes. La femme est présentée dans son rôle de mère et d’épouse, avec un homme vertueux à ses côtés qui prend soin d’elle. À l’âge de l’adolescence, une jeune fille connaît ses histoires, nourrit des espoirs et se cabosse aux chagrins d’amour. On remarque très souvent l’absence du père dans les constellations familiales des candidats au djihad, filles comme garçons. Ce manque de figure patriarcale a rendu attrayantes des formes d’autorité qui répondent au besoin d’être protégées par un homme qu’elles n’ont pas eu auparavant. L’État islamique joue sur cette corde en opposant cette image d’homme idéal, combattant et droit, à celle des hommes qu’elles rencontrent en Occident et qui vont les faire souffrir. Il ne faut pas négliger que beaucoup de couples partent ensemble d’Europe, restent ensemble en Syrie sur le mode « Bonnie and Clyde », « nous contre le reste du monde ». Certaines femmes aimeraient mourir avec leur mari en se faisant sauter ensemble, c’est une forme d’idéal qui fait mouche auprès de celles en recherche d’aventure avec un homme idéal. Mais elles ne partent pas seulement car elles ont envie de vivre le grand amour, c’est aussi une idéologie qui les convainc, qui appuie sur des points sensibles de leur parcours. On trouve aussi bien des filles de Sarcelles que des quartiers chic de Paris. On dit souvent qu’elles sont manipulables mais je suis réticente à utiliser ce terme : elles ne le sont pas plus que les autres.

Pourquoi ne pas parler de manipulation ? Serait-ce un vrai choix ? 
J’ai remarqué qu’on parle très souvent de manipulation chez les jeunes filles comme si c’était la seule justification possible. Si elles partent, elles sont forcément manipulées. Pour nous Occidentaux, imaginer qu’une femme puisse adhérer à une idéologie qui propose l’opposé de notre vision de la femme libérée héritée de mai 68 est difficile. La dissonance est trop forte, on refuse cette idée que la femme puisse être attirée par une forme de soumission, ça nous apparaît contre-intuitif. Or elles sont attirées par la norme et l’austérité. Si on veut comprendre le processus de radicalisation, il faut s’intéresser aux motivations de la conversion, qui est souvent axée sur les sentiments. Vous êtes en recherche de vérité, en questionnement. On vous dit qu’à partir du moment où vous vous « ressentez » musulman, il vous suffit de prononcer la Chahada (l’attestation de foi) pour vous convertir, que vous avez toute votre vie pour connaître la religion. On conforte votre intuition, en vous proposant un projet opposé au modèle occidental, qui apporte des réponses à ses défaillances et vous inscrit dans un système puissant, une utopie sociale et religieuse qui fonctionne. Les femmes avec lesquelles je parle ont vraiment l’impression de s’émanciper d’un modèle occidental qu’elles rejettent en bloc.

On a du mal à comprendre que le modèle occidental soit moins attractif pour une femme que celui de l’État islamique…
Elles ne se reconnaissent pas dans l’image de la femme émancipée qu’on leur vend et qui n’est qu’hypocrisie selon elles. Elles disent que la société a voulu leur faire croire que les femmes étaient libres et détachées de la soumission du regard de l’autre. Or, en regardant la télévision ou la publicité, elles trouvent que la femme n’a jamais autant été aliénée à l’homme. Elles ne savent pas quelle est la place de la femme : elle est supposée gérer sa vie, être indépendant, mais aussi gérer son foyer, élever ses enfants… Elles en déduisent la chose suivante : beaucoup de responsabilités pèsent sur ses épaules, contrairement aux hommes, et pourtant elle aura toujours faux ou tort. Pour elles, il faut faire plus simple : rejeter cette égalité hypocrite pour revenir à une complémentarité des sexes, où chacun a une tâche particulière. Elles se considèrent ainsi beaucoup plus libres que les femmes occidentales, qu’elles jugent soumises à l’homme et d’autant plus perverses qu’elles se croient réellement libres. La grande différence qu’elles font entre leur situation et celle d’une femme au foyer des années 1950 est qu’elles ne sont pas soumises à un mari mais à Dieu. Parfois, on frôle les débats féministes.

Qu’est-ce que l’EI leur apporte qu’elles ne trouvent pas en France ?
Le djihadisme se construit sur la complémentarité des sexes. La femme a un rôle plein et entier : elle engendre et élève la future génération, qu’on souhaite encore plus radicale. À partir du moment où elle a mari et enfants, elle est actrice et donc validée dans ce système. En Occident, une femme au foyer sera pointée du doigt et perçue comme faible. Si on veut prendre le contre-pied de la culture occidentale, la femme au foyer est une figure alternative. Pourquoi se donner la peine de gagner son indépendance quand on peut être reconnue et valorisée ainsi ?

Les femmes sont-elles recrutées de manière spécifique ? 
Les discussions que les candidates ont avec les djihadistes et les promesses de mariage qui en découlent peuvent être des déclencheurs puissants. Mais le recrutement s’effectue souvent de femme à femme sur les réseaux sociaux. Celles qui parlent depuis la Syrie, « les sœurs », racontent leur vie quotidienne, postent des photos de nourriture, de plats, des rues, de leurs appartements, via des blogs notamment. Elles bénéficient d’une aura particulière et représentent un modèle à suivre, un but à atteindre pour celles qui sont toujours en Europe. Les candidates se disent : « Si ces femmes qui ont eu la même vie que moi avant en sont capables, je le suis aussi ». Les « sœurs » leur servent un discours prosélytique : c’est leur devoir de musulmane d’aller là-bas, la vie y sera meilleure. Elles s’appuient sur le sentiment de persécution victimaire, en rappelant à leurs interlocutrices les faits islamophobes commis en France, en démontrant que ce n’est pas possible d’être un bon musulman en Europe. Le sentiment d’appartenance est fondamental. Ce ne sont pas des amies, mais des « sœurs » : leurs liens sont fondés sur la religion. Ce sentiment de sororité est exacerbé dans les sphères djihadistes, ce qui explique notamment la difficulté que connaissent certaines à s’en dissocier une fois qu’elles y ont goûté.

SOURCE 01 : http://madame.lefigaro.fr

Lefigaro.fr/madame. – Une fois arrivées en Syrie, les candidates au djihad sont-elles mariées dans la foulée ?
Géraldine Casutt. –
Certaines candidates ont réalisé des sortes de pré-mariages sur Skype, qui sont validés une fois sur place. Celles qui arrivent avec leur frère ou tout autre parent masculin n’ont pas besoin de se marier tout de suite. D’autres arrivent seules, en célibataires et vont au maqqar, une maison qui regroupe les femmes qui n’ont pas de tuteurs masculins. Les sœurs vous aident à trouver un mari djihadiste. Le mariage se fait rapidement en général car les conditions de vie au maqqar sont difficiles. Qui plus est, sans homme, une femme a un accès très réduit à la vie sociale. On est dans une compréhension de l’islam selon laquelle la femme est une éternelle mineure. Elle doit avoir un tuteur masculin, qu’il soit mari, père, cousin, frère… L’engagement d’une femme dans le djihad dépend d’une figure masculine : elle a besoin d’un homme pour être membre à part entière de la sphère djihadiste, pour accéder à son rôle d’épouse et de mère. Pour nous, Occidentaux, le mariage est fondé sur la connaissance de la personne, or, dans la conception de l’État islamique, Dieu régit tout. Il mettra quelqu’un sur votre route qui est bien pour vous. Le mariage, même avec un inconnu, est censé fonctionner car Dieu est dans le mariage. Certains foyers sont polygames mais toutes les femmes n’y sont pas disposées. Il existe des mariages mixtes entre personnes qui ne sont pas du même groupe ethnique mais généralement les unions se font entre conjoints qui parlent la même langue et viennent tous deux d’une culture occidentale.

Dans un document de l’EI sur la condition des femmes dans le califat traduit par la Quilliam Foundation, le mariage d’une fillette de 9 ans est légitimé. Les mariages précoces sont-ils fréquents ?
Je ne crois pas que pour le moment on marie beaucoup de fillettes de neuf ans. Les recrues sont des adultes. La question va toutefois se poser dans dix ans, quand les enfants qui ont grandi seront en âge. Est-ce que les parents, issus de sociétés occidentales, vont les marier plus tôt ? Et même si mariage il y avait, ça ne veut pas dire qu’il soit consommé.

On se demande parfois comment des femmes peuvent cautionner les atrocités commises envers les femmes dans l’EI, par exemple les viols des Yézidies et l’existence de marchés aux esclaves. Comment réagissent-elles ?
On pense qu’une femme va être rebutée, dissuadée par les souffrances infligées à d’autres femmes. Et pourtant : elles sont bien au courant que les Yézidies sont réduites en esclavage et qu’il y a un trafic, ça ne les rebute pas. Elles adhèrent à un système de pensée et une représentation du monde où il y a les méchants d’un côté et les bons de l’autre. Il faut éliminer et punir les ennemis et en l’occurence, les Yézidies sont des Yézidies avant d’être des femmes. Certaines djihadistes trouvent normal de les violer ou d’en faire des domestiques. La fonction de l’acte sexuel avec l’esclave est l’humiliation, tandis que l’acte sexuel avec son mari a une fonction reproductrice. Si les Yézidies tombaient enceintes de leur mari, l’enfant serait élevé dans la haine de sa communauté d’origine.

Les femmes de l’État islamique vivent dans des zones très éloignées des combats. On a entendu certaines djihadistes dans des reportages et documentaires confier qu’elles menaient une vie normale, qu’il y avait des magasins pour faire du shopping et les courses. À quoi ressemble leur quotidien ?
Elles vivent en effet sur des territoires qui ne sont pas directement des zones de conflit, où la guerre n’est ni ouverte ni visible. Même si l’on est en guerre, il y a une vie quotidienne. L’accès au monde extérieur est toutefois conditionné par le mari. Si elles se promènent dans la rue, c’est avec leur chaperon. La majeure partie du temps, elles restent chez elles et les sœurs se visitent les unes les autres.

Arrive-t-il que ces femmes soient déçues après coup de l’État islamique ?
C’est difficile à dire. Je pense qu’elles sont aussi nombreuses que les hommes déçus du système. On estime approximativement à une dizaine le nombre de femmes revenues en France. Je m’interroge sur les possibles dissonances auxquelles elles font face comparées aux hommes. Les femmes avec lesquelles je parle n’ont jamais vu de mort de leur vie, elles n’assistent pas aux exécutions ni aux combats. En général, ce sont les règles de vie qui sont trop pesantes. Pour certaines, le régime de femme au foyer ne convient pas. D’autres sont victimes de mauvais traitements de la part de leur mari. Elles ont aussi un accès à Internet limité, il faut qu’elles se déplacent au cyber café. Cet été, l’État islamique a imposé aux femmes de combattants de porter le sitar, un voile supplémentaire par-dessus le niqab qui couvre le regard, au motif que ce dernier peut être aguicheur et susciter la tentation. Plusieurs femmes ont fait part d’une certaine incompréhension face à cette mesure sur les réseaux sociaux. Elles ont le sentiment de faire déjà preuve de beaucoup de pudeur et le sitar est difficile à supporter en cas de grande chaleur. Sur le vif, certaines ont même suggéré que si le simple fait de voir un regard affolait les hommes, ils devraient se réformer. Au final, toutes ont quand même accepté ce décret.

Celles qui ont embrassé l’idéal djihadiste à l’adolescence risquent-elles de se lasser un jour ? Ce mode de vie est-il durable ?
On parle de jeunes Occidentaux qui ont grandi dans une société de consommation de choses et d’idées. C’est une génération qui a peu de chances de garder le même job pendant 20 ans. Est-ce qu’ils garderont la même idéologie pendant 20 ans ? Est-ce que les Occidentaux ont été formés pour être réceptifs à cet ensemble de règles très strictes toute leur vie ? Je me demande si ces jeunes ne vont pas se lasser et signer la chute de l’engouement des jeunes pour l’EI. Être djihadiste aura été une phase de leur vie*. Si on reste dans l’hypothèse d’un djihad canalisateur, c’est probable. Toutefois, puisque l’espérance de vie ne semble pas très élevée en Syrie, je ne sais pas si nous aurons vraiment l’occasion d’observer cette lassitude.

*L’interview a été modifiée

SOURCE 02 : http://madame.lefigaro.fr

Lefigaro.fr/madame. – En quoi les femmes jouent-elles un rôle crucial dans le système Daech ?
Géraldine Casutt. –
Sans femmes, Daech serait juste un groupe d’hommes combattants, qui obtiennent des femmes par la contrainte. Mais à partir du moment où des femmes viennent volontairement grossir leurs rangs, elles valident leur cause durablement. De plus, homme et femme font des enfants. Il faut créer des institutions pour gérer tout ça : des écoles, des tribunaux, un système administratif. Une vie quotidienne s’installe. C’est à ce moment que vous pouvez parler de société, d’État à proprement parler. Avoir une femme permet de pérenniser votre quotidien et vos idées.

D’un côté, on dit que les femmes sont cantonnées au foyer. De l’autre, on a beaucoup entendu parler de femmes pro-actives au sein de la milice féminine al-Khansaa
On sait peu de choses à ce sujet, les sources se mélangent, c’est très flou. Le statut des femmes qui rejoindraient cette brigade n’est pas clair. On a même entendu parler d’une dissolution de cette milice. Mais l’hypothèse de l’existence de cette police féminine est crédible : l’idéologie de Daech, basée sur la non-mixité, impose qu’il y ait des fonctions professionnelles tenues par des femmes, notamment la police.

Est-il envisageable que ces femmes combattent et commettent des attentats elles aussi ? 
Je pense que ce n’est pas près d’arriver. Le jour où l’EI annonçera que les femmes peuvent combattre sur place, il sera très probablement en mauvaise posture. L’idéologie de Daech est fondée sur la complémentarité des sexes : si les femmes en viennent à faire les tâches des hommes, c’est un signe de déséquilibre, de désorganisation et d’un manque de volontaires masculins. Et puis, dans leur majorité, les femmes de l’EI ne souhaitent pas combattre. Si, dans certaines luttes laïques, des militantes prennent les armes pour légitimer leur demande de droits égaux à ceux des hommes, les femmes de l’EI n’aspirent pas à cette émancipation. Elles estiment déjà vivre dans une société idéale. En revanche, certaines émettent le souhait de se battre pour défendre la cause, mais sans désir de devenir les égales de l’homme. Dans tous les cas, elles ne le feront pas tant qu’elles n’y seront pas autorisées.

Pourtant, la participation d’une femme à des attentats présente des avantages certains pour un groupe terroriste, n’est-ce pas ?
En utilisant les femmes, vous augmentez l’effet de terreur et la couverture médiatique. Cela fait inévitablement grimper la méfiance envers les femmes voilées en Europe. Elles deviennent suspectes. Vous participez ainsi à la montée de l’islamophobie et servez le discours djihadiste selon lequel les musulmans ne peuvent vivre en Occident car on les traite mal. Raison pour laquelle ce ne serait pas étonnant de voir des louves solitaires agir ou des femmes intervenir de façon exceptionnelle dans un attentat.

SOURCE 03 : http://madame.lefigaro.fr

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