« La victoire de ces dix-sept Saoudiennes est un véritable exploit »
Entretien à bâtons rompus avec Lama el-Souleiman, une des élues aux premières élections ouvertes aux candidates et électrices en Arabie saoudite.
Lama el-Souleiman est l’une des 17 femmes élues aux premières élections ouvertes aux femmes, candidates et électrices, au royaume ultraconservateur d’Arabie saoudite. De mère libanaise, cette businesswoman, doctorante en biochimie, diplômée du prestigieux King’s College de Londres et mère de quatre enfants, siège depuis 2005 à la Chambre de commerce de Djeddah, et en est la vice-présidente depuis 2009.
Pouvez-vous revenir sur votre parcours ?
Avec une carrière déjà bien remplie, pourquoi avez-vous voulu entrer en politique ?
Au XXIe siècle, le monde de la politique n’est pas celui dans lequel la nouvelle génération souhaite forcément entrer. Moi-même, je ne veux pas y être impliquée. Je préfère me consacrer au changement et au progrès social. Le conseil municipal vous permet d’être plus proche des gens, de mieux les comprendre. Et mes dix années au sein de la Chambre de commerce m’ont donné une opportunité d’apprendre à gérer un lobby, à argumenter sur des sujets importants, sans devoir être une activiste. Simplement en sachant être méthodique, savoir faire des recherches, savoir lire des données. Quand les femmes ont eu l’opportunité d’entrer au conseil municipal via des élections, j’étais inquiète du fait qu’aucune d’entre elles ne puisse gagner. J’étais soucieuse, car les médias locaux et internationaux ne faisaient que montrer des sondages qui donnaient les femmes perdantes. J’ai alors voulu relever le défi et y participer. Je me suis dit pourquoi ne pas tenter ma chance… Une femme devait gagner.
Dans une récente interview, vous avez déclaré que « l’Arabie saoudite est désormais prête pour l’entrée des femmes en politique » …
L’Arabie saoudite a toujours été prête. Il n’y a aucun pays qui ne soit pas prêt à voir participer les femmes à des élections. Je n’utiliserais pas le mot « politique » une fois encore, mais « participation des femmes ». Et les femmes étaient prêtes depuis bien longtemps, car les Saoudiennes ont un niveau d’éducation élevé. Elles s’intéressent à tout, et professionnellement, elles ne sont pas en reste. Il y a beaucoup de femmes docteurs, ingénieurs, scientifiques… Depuis longtemps, les femmes dans le monde de la finance sont bien implantées. Les femmes étaient donc prêtes, mais manquaient simplement de visibilité.
Comment avez-vous organisé votre campagne en sachant que les candidates n’avaient pas le droit de communiquer directement avec des membres du sexe opposé ?
Ce sont les médias qui ont dit que nous n’avions pas le droit de rencontrer les votants masculins. Ils auraient dû entrer sur le site Internet des élections et vérifier par eux-mêmes les règlements. Les traditions sociales sont difficiles à rompre, donc ce n’est pas la norme que les femmes rencontrent les hommes lors d’événements sociaux. Organiser un forum où une femme se trouverait sur une estrade et où des hommes viendraient l’écouter nécessite une licence. Et par souci d’égalité avec les différents candidats, ces licences n’étaient délivrées à personne. Les règles des élections ont été établies de manière intelligente, car elles ont assuré une égalité parfaite entre les candidats des deux sexes. Nous avions le droit d’organiser des meetings. J’ai eu la possibilité de rencontrer mes électeurs lors de ces réunions, durant ma campagne.
Le fait d’être une businesswomen accomplie a été une sorte de tremplin vers la victoire…
Disons qu’à la Chambre de commerce, j’ai eu certains bons projets qui ont donné de bons résultats, ce qui a pu faire la différence.
Allez-vous être en charge de dossiers concernant les femmes ?
La cause des femmes a toujours été ma priorité. Ma victoire est celle de toutes les femmes. La victoire de ces dix-sept femmes en Arabie saoudite est un véritable exploit. Ces femmes sont bien plus intéressantes que moi. Car elles ont défié tous les sondages et toutes les spéculations. La plupart d’entre elles ont gagné grâce aux votes des femmes. Historiquement dans le monde, et dans mon cas à la Chambre de commerce, les femmes l’ont toujours emporté grâce au soutien des hommes. Dans notre pays, nous serons en mesure de dire que cela a été différent cette fois-ci. 80 % des votantes inscrites sont allées voter. Cela montre qu’elles sont plus impliquées et responsables que les hommes.
Avez-vous été surprise par votre victoire ?
Non, je n’ai pas été surprise. Non pas que je m’attendais à gagner, mais j’étais inquiète du fait de ne pas gagner ! J’ai travaillé dur sur ma campagne, que j’ai appelée « Walla nestahel » (Nous le méritons). J’ai senti les frustrations des gens qui ne s’attendaient pas à ce que nous fassions quoi que ce soit. L’Arabie saoudite est composée de 70 % de jeunes de moins de 35 ans. Or, la majorité des votants ont plus de 35 ans. La jeunesse n’a donc pas été représentée, ce qui est étrange. Mais à travers les réseaux sociaux, on peut les atteindre. C’est un catalyseur qui permet d’approcher les gens, mais ne fait pas le travail à notre place. Les réseaux sociaux étaient utiles, mais ils ne m’ont pas aidée à remporter les élections.
Craignez-vous d’en être réduite à faire de la figuration au sein du conseil municipal et que votre voix n’ait pas la même portée que celles de vos collègues masculins ?
Il faut vous faire entendre car personne ne vous le demandera. Si vous êtes trop agressive, personne ne vous écoutera. Et si vous êtes trop intimidée, c’est pareil. Il faut trouver un équilibre avec le temps. En Arabie saoudite, j’ai appris qu’il n’y a rien à prouver. Vous n’êtes pas un héros et personne ne vous demande de l’être. Beaucoup des gagnants masculins m’ont félicitée et sont heureux de ma victoire. Et certains parmi les conservateurs qui ont également été élus au même conseil municipal que le mien sont également d’un très grand soutien. Car durant toutes mes années d’expérience, j’ai pu établir de très bonnes relations avec les plus orthodoxes de notre société.
Cela va-t-il être plus simple pour vous que pour les autres femmes élues dans des régions plus conservatrices ?
Nous devons toutes trouver notre chemin afin de négocier avec les hommes. C’est sûr que les 16 autres élues et moi-même organiseront des réunions ensemble afin d’échanger nos expériences. C’est un fait que l’Arabie saoudite est en train de changer et qu’elle inclut beaucoup plus de femmes dans divers secteurs. Quand on sait qu’il y a 20 % de femmes au Majlis el-Choura (Parlement), c’est un nombre non négligeable. Les Saoudiennes vont passer par les mêmes obstacles que toute autre femme dans le monde. Nous avons toujours été une société patriarcale, mais cela est en train de changer. La domination masculine est également créée par les femmes, selon moi. Et cela pas uniquement en Arabie saoudite, mais dans tout le monde arabe. Si les mères étaient capables de mieux éduquer leurs garçons, je ne pense pas que nous vivrions dans une société à domination masculine.
Quels genres de progrès constatez-vous en termes de droits de la femme, surtout depuis l’accession au trône du roi Salmane ?
Tout est pareil. Il y a deux semaines, le conseil de la Choura a modifié une loi qui concerne le livret de famille. Auparavant, seul l’homme la possédait. Désormais, les veuves ou les divorcées peuvent réclamer un livret de famille. Au Liban, les femmes ont besoin de la signature de leur mari pour renouveler leur passeport, tout comme en Arabie saoudite. Pourquoi au Liban cela choque moins, c’est peut-être dû au fait que les hommes ont accepté le rôle des femmes dans la société. Nous continuerons de faire pression afin de régler ce genre de problèmes. Les plus grands défis restent la culture et la tradition. Les habitudes sont difficiles à rompre. Nous avons réalisé récemment un sondage dont les chiffres ont montré que 52 % des personnes interrogées refusent la mixité au travail. Cependant, les 48 % restants n’y voient pas d’inconvénient. Pour ceux qui sont pour, nous ferons en sorte que des lois sur le harcèlement sexuel soient promulguées. Ce n’est pas suffisant d’autoriser les femmes à évoluer hors de chez elles sans qu’elles soient sûres d’être protégées. C’est le même principe en Occident.
Les médias ont beaucoup mis l’accent sur le fait que les Saoudiennes n’ont pas le droit de conduire, se moquant presque du fait qu’elles ne puissent pas se rendre seules aux dernières élections. Est-ce réellement un grand débat ?
Le manque de transports publics est un très grand problème. L’Arabie saoudite est un grand pays et les grandes villes sont assez éloignées les unes des autres. Rien qu’à Djeddah, vivent 4,8 millions de personnes. La conduite est quelque chose que les femmes revendiquent, mais c’est un problème qui semble être coincé au milieu. Si les médias occidentaux veulent jouer cette carte, cela les regarde. Nous autres Saoudiennes ne seront pas intimidées par ces médias qui veulent nous faire sentir que nous sommes des femmes de moindre importance, avec moins de droits que toutes les autres dans le monde. Car, où que nous allions, les gens semblent penser : « Oh, des Saoudiennes, quelle histoire triste ! » Je pense qu’il y a des histoires bien plus tristes sur terre.
SOURCE : www.lorientlejour.com