Les “ filles d’usine” chinoises ont grandi et se mettent en grève
GUANGZHOU, Chine – Yang Liyan, une travailleuse migrante de 30 ans, dit qu’elle a pleuré deux fois l’année dernière. La première fois, c’était quand elle a pris son premier repas en prison, et la deuxième après sa libération, quand elle a raconté son épreuve à ses collègues au cours d’un dîner.
Yang était en train d’attendre une rencontre prévue avec la direction de l’usine de chaussures Xinsheng dans la métropole industrielle de Guangzhou le 3 novembre 2014, quand elle a été jetée à l’arrière d’une fourgonnette de police. Un total de 14 travailleurs, dont Yang et plusieurs autres femmes, s’étaient rassemblés au nom de 114 camarades pour réclamer qui leur était due après une grève de trois mois. Ils ont été arrêtés pour « sabotage des opérations de production et de business » (破坏 生产 经营), et Yang a été emprisonnée pendant 25 jours.
Lorsque les policiers lui ont demandé de signer les documents la qualifiant de suspecte, Yang dit qu’elle a refusé: « Je ne suis pas une criminelle, je leur ai dit ».
Les femmes ouvrières d’usine ont souvent été considérées en Chine comme un groupe docile, vulnérable et facile à gérer. Elles gagnent toujours, en moyenne, environ 75% de ce que gagnent leurs homologues masculins. Leslie Chang, dans son célèbre livre de 2008 Factory Girls, décrivait des femmes qui avaient quitté la maison à l’adolescence, et parfois affrontaient timidement leurs patrons, les boulots décevants et les conditions de travail déshumanisantes. L’une d’elles avait « quitté l’usine Yue Yuen [fabriquant notamment des Adidas, NdT], abandonnant la chaîne sans autorisation et sans recevoir le salaire que l’entreprise lui devait ».
Récemment, les choses ont commencé à changer. Les travailleuses dans les usines de Chine sont devenues plus disposées à se battre pour leurs propres droits et ceux des autres. Elles représentent d’autres travailleurs, font des discours de motivation et négocient avec les patrons, raconte Peng Jiayong, un militant ouvrier qui a aidé à organiser la grève de l’usine Xinsheng. « Les travailleuses s’y entendent pour socialiser et entraîner les gens ».
Quatre jours après avoir été libérée, Yang s’est jetée de nouveau dans la bataille, encourageant les travailleurs à refaire grève. La victoire est arrivée une semaine plus tard, lorsque la direction de l’usine a offert à chaque travailleur une indemnité de licenciement d’environ 12 000 yuans (=1700 €), environ 60% de la totalité du montant qui leur était du.
« Mes camarades m’ont baptisée la générale Mu Guiying », raconte Yang, faisant référence à une figure féminine inébranlable d’une célèbre légende chinoise, « parce que je suis une femme qui ose se lever et se battre pour nos droits ». La lutte ne concernait pas vraiment une question d’argent, dit Yang. « Tout ce pour quoi je me bats, c’est le respect de mon patron qui nous regardait de haut ».
Une main d’œuvre en train de changer
Les grèves et les conflits sociaux se multiplient à travers la Chine, à cause d’un ralentissement de l’économie qui a rendu les propriétaires d’usines parfois incapable de payer les arriérés de salaires, une force de travail en voie de rétrécissement ayant une conscience croissante de sa valeur, et l’organisation par le biais des médias sociaux.
Alors que les syndicats de travailleurs existent dans de nombreuses usines et villes industrielles, ils sont souvent étroitement liés à la direction, laissant le champ libre à la base pour réclamer de meilleurs salaires et conditions de travail. Et les femmes jouent un grand rôle dans l’agitation, en partie parce que le nombre de travailleuses a dépassé celui des hommes ces dernières années dans certaines industries.
« Les femmes sont plus susceptibles d’être employées dans le type d’emplois faiblement rémunérés dans le secteur manufacturier, les industries de services, etc., qui voient le plus de conflits de travail », dit Geoffrey Crothall, directeur de la communication du China Labour Bulletin, un organisme de sensibilisation basé à Hong Kong qui promeut les droits des travailleurs en Chine.
Les femmes représentent 53,2% de la nouvelle génération de travailleurs migrants des zones rurales vers Shenzhen, une ville industrielle dans le Delta du Fleuve des Perles, selon une étude récente de l’Université et du syndicat officiel de Shenzhen. Elles n’étaient que 37,9% dans la précédente génération de travailleurs de Shenzhen, selon l’étude.
Un récent rapport du China Labour Bulletin montre que les travailleurs de l’industrie manufacturière ont réalisé 40% des 1.171 grèves et protestations en Chine de juin 2011 à la fin de 2013, plus que toute autre industrie. Vu que ces usines ont plus de travailleuses et plus de conflits de travail, « c’est tout simplement un processus naturel que les femmes représentent d’autres travailleuses « , dit Crothall.
Mais les grèves débordent également du secteur manufacturier traditionnel. Les travailleuses de la santé ont mené une grève de deux semaines au Mégacentre d’enseignement supérieur de Guangzou en septembre dernier pour une indemnité de départ, obtenant finalement près de 460 € par année de service. Environ 800 travailleuses ont organisé un sit-in dans une usine de papier à Jiangsu en octobre dernier, après l’annulation d’une augmentation de salaire promise, et des dizaines ont fait grève en 2013 à l’Université de médecine chinoise de Guangzhou.
Le rôle des groupes de défense des droits des travailleurs Des ONG locales qui soutiennent les droits des travailleurs ont également beaucoup contribué à cette tendance. Il y a environ 30 de ces ONG opérant dans le sud de la Chine, qui animent des ateliers pour former les travailleurs sur leurs droits, leur montrer comment organiser des grèves, et les mettre en contact avec des avocats qui peuvent les aider sur le plan juridique.
« Les femmes dirigeantes ouvrières ici sont courageuses, optimistes, elles ont un fort sens des responsabilités et une conscience de la loi élevée », dit la représentante d’une ONG de droits du travail à Qingdao, province du Shandong, qui a souhaité garder l’anonymat. Comparées aux hommes, les femmes ont plus d’empathie innée, de sorte qu’elles peuvent parler d’une manière plus sensible, et sont plus résistantes aux difficultés et à l’adversité, dit-elle.
La directrice d’une ONG qui aide les travailleuses à Guangzhou, qui a souhaité rester anonyme, a invité des journalistes à assister à une session de formation que le groupe anime régulièrement sur la façon de négocier avec les entreprises. Des anciennes dirigeantes ouvrières avaient été invitées à partager leurs expériences avec un groupe de dix femmes qui étaient intéressées à devenir des organisastrices au siège de l’ONG.
« J’avais tellement peur que je tremblais de tout mon corps quand je suis entrée dans la salle de négociations », raconta au groupe une femme d’âge moyen travaillant dans une usine de chaussures. « Mais après avoir suivi les formations, je sentais juste que je n’ai plus peur de mon patron ». Le groupe a édité un manuel sur les droits des travailleuses. Les ouvrières de l’usine, qui pour la plupart avaient seulement un niveau d’ éducation primaire, étaient chargées d’expliquer les mots difficiles dans le manuel afin que chacun puisse comprendre.
La travailleuse meneuse de grève est âgée en moyenne de 30 à 40, et la majorité d’entre elles sont mariées, dit Zeng Feiyang, le directeur d’une autre ONG à Guangzhou (Canton), le Centre de travailleurs migrants de Panyu, qui fournit une aide juridique aux travailleurs. Ces femmes ont plus d’expérience de vie, si bien qu’elles sont plus capables d’amener les gens à s’organiser, dit Zeng. Tang Qinghong, une représentante des travailleuses à l’usine de chaussures Lide à Guangzhou, âgée de 37 ans, dit qu’elle a beaucoup changé depuis août dernier, quand elle a commencé à organiser des grèves pour le paiement des heures supplémentaires, de l’assurance sociale (un programme de retraite administré par le gouvernement auquel les employeurs doivent cotiser ) et les congés payés. Elle avait l’habitude d’obéir à la direction sans poser de questions et avait peur du personnel d’encadrement.
Mais maintenant, elle a réalisé que «les dirigeants ont peur de nous autres travailleurs» parce que leur prise de conscience de leurs droits les a rendus plus courageux. Une des collègues de Tang, surnommée «la marieuse/entremetteuse/médiatrice», dit qu’elle a conduit des centaines de camarades pour protester dans l’usine, mais qu’elle a dû surmonter d’abord sa peur initiale.[…]
Conséquences pour les travailleuses qui prennent la parole
Au fur et à mesure que les travailleuses élèvent plus la voix contre l’injustice au travail, elles sont également devenues plus vulnérables pendant et après les manifestations. Dans une autre usine de Guangzhou, l’usine électronique Sumida, les travailleurs ont commencé à exiger des augmentations de salaire et l’assurance sociale en septembre 2013, organisant leur propre syndicat, celui existant étant inféodé à la direction. Après plus d’un an de lutte, la direction a accepté de payer l’assurance sociale et un syndicat démocratiquement élu.
Mais l’entreprise a également licencié six leaders de la contestation, et trois autres ont été assignées à une autre usine où elles n’avaient aucun travail à faire, ce qui signifiait qu’elles ne gagnaient pas d’heures supplémentaires. Liang Zhengxian, 39 ans, de la province du Guizhou, est l’une des représentantes qui a été mutée. Tous les jours, dit-elle, elle était assise dans la même pièce, isolée des autres travailleurs de l’usine sous la surveillance d’une caméra cachée. Son salaire par mois a diminué de 3.000 yuans (= 425 €) à 1.500 yuans (= 212 €), parce qu’elle a perdu les bonus qu’elle touchait auparavant.
Après six mois, Liang est allée à discuter de sa situation avec certains cadres. Un directeur des ressources humaines l’a jetée du bureau, laissant Liang avec une cheville blessée. Pourtant, Liang dit qu’elle ne veut pas quitter son emploi. « Maintenant, je me suis déjà mise en avant comme leader, peu importent les regrets, je vais poursuivre le combat », dit-elle. « Je ne ai pas le choix, je dois continuer ». Le propriétaire de l’usine, Chen Manhong, a raccroché quand nous l’avons appelé pour le questionner sur la situation de Liang. Les dirigeants d’autres usines impliquées dans ces mouvements de travailleurs ont été tout aussi difficiles à joinrdre. Le téléphone du bureau de la direction de l’usine de chaussures Lide n’a jamais répondu. L’usine de chaussures Xinsheng est fermée. Les syndicats officiels de la province de Guangdong et de la ville de Dongguan nous ont demandé de leur faxer nos questions et n’ont pas répondu aux fax.
Après l’arrestation de Yang et la fermeture de l’usine de chaussures Xinsheng, elle a dit qu’elle était fatiguée de la vie d’usine. « Je veux juste rentrer à la maison » et y passer le Nouvel An chinois, nous avait-elle dit en janvier. Mais début mars, elle était de retour au travail dans l’industrie manufacturière, cette fois à Shenzhen. « Que puis-je faire d’autre si je ne travaille pas en usine? », dit-elle.