La virago est-elle une féministe ?
Il existe, sous le nom de Femdom, un univers parallèle dans lequel les mâles sont réduits à l’état d’objets de plaisir par de sublimes Vénus à l’autorité écrasante. Cet univers, dont l’artiste Namio Harukawa fait ses délices, peut-il être qualifié de féministe ?
Le terme viragophilie est forgé dans les années 1970 par Louis Chauvet (1), chroniqueur de cinéma au Figaro. Au même moment, un artiste japonais – Namio Harukawa – fait une entrée fracassante sur le marché de l’imagerie Femdom avec un recueil d’images (Satoria Insel der Erotik), peuplé de Vénus aux fessiers inouïs trônant sur le visage de petits mâles qu’elles écrabouillent avec détachement. Sur ces images, les femmes – d’une beauté cyclopéenne – s’assoient toujours sur des avortons malingres, au crâne dégarni, qui s’efforcent avec la langue de satisfaire leur dominatrice. Celle-ci, généralement, jette un oeil ironique à sa proie ou tout simplement l’ignore, boit un verre de vin, lit une revue, compte la liasse de billet que sa victime vient de lui remettre et tourne son regard amusé dans la direction du spectateur : «toi aussi, je vais te plumer». On ne peut, a priori, que succomber au charme de ces mises en scène : elles renversent si joyeusement les rôles. L’univers Femdom donne aux femmes le beau rôle, celui de la créature qui, en toute plénitude, déploie son autorité sur un monde voué aux seuls plaisirs du sexe. Mais ne s’agit-il pas d’un miroir aux alouettes ?
Le Japon castré de l’après-guerre
Namio est né en 1947, année qui marque l’accès des femmes japonaises au suffrage universel. Il grandit dans le contexte d’une humiliation nationale – la défaite du Japon –, qui s’accompagne d’une forte dévalorisation du statut des hommes, jugés coupables non seulement d’avoir causé la ruine du pays (en l’entraînant dans une guerre mondiale) mais d’avoir honteusement perdu cette guerre. Les hommes avaient pour devoir de protéger l’Empereur. Ils ont échoué. L’Empereur a perdu sa part de divinité. Pire. Il a été photographié côte à côte avec le nouveau maître du pays, Mac Arthur, et tout le monde a pu constater que l’Empereur n’était qu’un homme, ou plutôt… un nain. Ce que le cliché révèle, en effet, c’est sa petite taille, comparée à celle de l’Américain, doublée d’une constitution fragile et d’un maintien guindé. La photo du «couple» formé par Mac Arthur et l’Empereur constitue en soi un outrage, irrémédiable, et créé un choc dont les ondes se réverbèrent encore de nos jours. Ce dont Namio se fait le porteur (à son corps défendant peut-être) c’est de ce traumatisme qui pousse des milliers de Japonais, comme lui, à compenser la perte d’une image positive de soi par une fantasmagorie mêlant plaisir et abjection.
Alouette, gentille alouette…
Il serait, bien sûr, extrêmement réducteur de ne voir l’œuvre de Namio qu’à travers le filtre historique d’une défaite. L’image du mâle nippon asservi et subjugué par des géantes fait écho à bien d’autres angoisses, désirs ou pulsions. Il faut feuilleter les ouvrages publiés par United Dead Artists – Maxi Cula, CALLIPYGE – pour en sonder les méandres : page après page, les dessins de Namio répètent le même schéma en labyrinthe, avec une sorte d’obstination fascinante. C’est toujours la même femme souriante, plantureuse, sûre d’elle, qui étale son fessier sur le visage de l’homme. Le fait qu’elle soit vêtue en infirmière, en hôtesse de cabaret ou en bunny girl, dans des tenues assimilées à l’imagerie misogyne, ne rend l’image que plus troublante : parodiant les rôles traditionnellement dévolus aux femmes, l’héroïne de Namio fait exploser les conventions. D’autant plus désirable qu’inaccessible, elle réduit ses victimes au statut de cunilinger (2), sextoy humain tout juste capable de mettre sa langue au service des orifices divins. Il n’est plus rien qu’un petit animal ou un outil, entre les fesses charnues qui l’étouffent, le malaxent et l’aspirent.
La gynarchie : monarchie des femmes
Il y a des hommes pour qui ce genre de spectacle relève d’un juste retour à l’ordre. Après sa visite au Musée de l’érotisme, en 2013, un fan raconte : «J’ai adoré cette exposition, «jouissive» au demeurant, toutes ces femmes sublimes, plantureuses, fantasmes de tous les désirs remettant les hommes à la place où ils sont le plus vulnérables…». Pour l’auteur de ces lignes, certainement, Namio fait figure de justicier. Il rend hommage à la puissance des femmes. Il montre qu’une femme peut légitimement exercer le pouvoir, dominer, se faire servir, se faire admirer. Devant les images de Namio, paradoxalement, on respire ! C’est comme une bouffée d’air frais. Pour autant, il serait difficile de dire que ces images sont féministes. Remplacer une inégalité par une autre ne fait certainement pas partie des objectifs du féminisme mainstream (3). Dans une introduction au livre de Noël Burch (L’Amour des femmes puissantes), l’historienne Geneviève Sellier le souligne elle-même : «ce «retournement» de la domination semble très éloigné des aspirations à l’égalité qui caractérisent les mouvements d’émancipation des femmes. Mais cette revanche fantasmatique avec ses aspects ludiques procure quelques satisfactions non négligeables, en attendant cette société égalitaire qui semble toujours reculer autant qu’elle avance…».
Guerre des sexes à l’envers
L’amour des femmes puissantes a quelque chose de profondément ambigu. Noël Burch le remarque lui-même avec acuité : étant l’envers d’un monde où ce sont les hommes qui exercent la puissance, ce fantasme n’est subversif qu’en apparence. «Il s’agit évidemment de mises en scène de la peur-haine-désir qu’inspire la nouvelle femme émancipée», dit-il. Pour le dire plus clairement : ce sur quoi nous nous masturbons, ce sont souvent les situations qui nous perturbent ou nous inquiètent et dont nous inversons le potentiel négatif en l’inscrivant dans un cadre positif, ie masturbatoire. Tout désir a deux faces. Le désir de la femme puissante reflète autant l’attirance pour elle que la frayeur de sombrer dans un monde où l’humain perd toute dignité. «Le terme de viragophilie, inventé par Louis Chauvet et dont je suis aujourd’hui sans doute le principal promoteur, recèle en lui-même ces deux faces de notre passion. Car si le sémème «philie» évoque notre affinité, notre attachement à la capacité de violence féminine, la virago est une femme qui ne possède aucune des vertus reconnues à juste titre pour féminines, c’est une femme monstrueuse qui fait peur, qui inspire la haine. L’archétype de la virago dans nos cultures européennes n’est-il pas la Catharina de Shakespeare que l’homme se doit à tout prix d’apprivoiser ?».
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NOTES
(1) «Le protagoniste de son roman, publié sous pseudonyme, Fantastique Brigitte (1979) est subjugué par une belle «videuse» dont les muscles et la science lui permettent de dominer les hommes en combat singulier. Depuis lors, une floraison de sites sur l’internet a révélé l’étendue mondiale de ce goût» (Source : L’Amour des femmes puissantes, de Noël Burch).
(2) «Cunilinger», pour reprendre la belle expression de Shozo Numa, traduit par Sylvain Cardonnel, dans Yapou bétail humain (éditions Désordres, 2005).
(3) Certains courants de revendication hardcore prônent peut-être la gynarchie (le pouvoir monarchique aux femmes) mais méfiance : ce fantasme érotique s’appuie souvent sur l’idée qu’il faut «femelliser» les mâles. Autrement dit, pour certains gynarchistes, le pôle femelle reste celui qu’il faut dominer.
A LIRE : L’Amour des femmes puissantes, de Noël Burch, éditions Epel, nov. 2015.
CALLIPYGE (sept 2008), de Namio Harukawa. 32 pages en format géant (30×40 cm). Publié par Stéphane Blanquet, éditions «United Dead Artists».
Garden of domina, de Namio Harukawa, aux éditions Pot Publishing (juil 2012), anglais-Japonais, 168 pages (14,8×21 cm).
Maxi Cula, de Namio Harukawa, aux éditions United Dead Artists (sept 2012), 156 pages (17×26 cm).
Des originaux de Namio Harukawa sont en vente sur le site de Timeless.
POUR EN SAVOIR PLUS : sur Shozo Numa, les cunilingers et le mâle nippon castré «Le fantasme de la femme-tronc» ; sur Namio Harukawa, le face-sitting et les toilettes japonaises : «Une exposition du face-sitting à Paris» ; sur les viragos «Une femme qui attaque à mains nues, jouissif ?»
SOURCE : Libération