INCENDO
Sur le rapport entre genres & classes. Revue de presse & textes inédits
Préliminaires et rapports buccaux
Categories: Histoire, Sexualité

Madame Yevonde 1893-1975 (9)Le sexe à la Belle époque: « Préliminaires et rapports buccaux se développent »

Avec la Belle époque et jusqu’aux années 60, il faut aimer! C’est la règle. L’amour et le plaisir deviennent indissociables. Et les interdits tombent. « Même si les femmes refusent catégoriquement la sodomie (…) la sexualité buccale se développe », analyse Anne-Marie Sohn, spécialiste de l’Histoire contemporaine. Entretien.

Anne-Marie Sohn a trouvé l’amour dans les archives judiciaires. Quoi de mieux, pour fouiller l’intimité d’une époque pudique, que le récit des grands déballages dans les prétoires? On s’y exprime vertement, on raconte des détails qu’ailleurs on tait. Pour peindre le paysage amoureux de la fin du XIXe siècle aux années 1960, la professeure d’histoire contemporaine à l’université de Rouen a aussi épluché lettres et journaux intimes. Mais les textes, rappelle-t-elle, ne donnent souvent qu’une vision masculine du sujet, car longtemps il fut difficile pour les femmes d’évoquer leur sexualité. Depuis, elles se sont bien rattrapées.

A l’aube du XXe siècle, au sortir d’une période corsetée et, on l’a vu, mal dans sa peau, s’amorce une révolution des moeurs qui va lentement mûrir jusqu’aux années 1960. Il a donc fallu cent ans, marqués de surcroît par les deux guerres mondiales, pour inventer la nouvelle liberté de l’amour ?

 Anne-Marie Sohn: Il a fallu en effet un long cheminement des mentalités pour que les individus osent s’affranchir de l’influence de la religion, de la famille, du village, des solidarités de métier. Comme l’a raconté Alain Corbin, de nouveaux comportements se sont éveillés à la fin du XIXe siècle, en opposition avec la morale officielle, victorienne. Ils vont se développer au XXe siècle, provoquant une rupture éthique dans l’histoire des rapports entre hommes et femmes. Ce sont les gens modestes, et en premier les femmes, qui s’engagent sur cette voie.

Petit à petit, elles rompent avec le vieux modèle de la virginité à laquelle la religion les soumettait, elles surmontent la peur de l’opinion et la hantise de l’enfant non désiré, elles prennent de plus en plus de risques.

Comment se manifeste cette libération?

La première grande mutation, c’est la fin du mariage arrangé, effective vers 1920, d’abord dans les milieux populaires, où règne une grande liberté de moeurs et où l’on est moins guidé par les intérêts patrimoniaux. L’exode rural et le salariat rendent les jeunes gens plus autonomes: ceux qui « montent » à Paris n’ont plus leur père, ni M. le Curé, ni le maire du village pour les surveiller. Ils cherchent naturellement à être heureux. Le b.a.ba du bonheur n’est-il pas de vivre avec quelqu’un que l’on a choisi et avec qui on s’entend bien?

L’idée remonte les classes sociales, jusqu’aux bourgeois: on affirme désormais que les relations matrimoniales doivent être d’abord fondées sur un sentiment réciproque. L’amour devient le ciment du couple. Le mariage de convenance paraît alors honteux.

Dès lors, on cultive le sentiment amoureux, on en est fier.

Les lettres d’amour, abondantes au début du siècle dans les milieux populaires, le montrent à l’évidence: elles sont maladroites, bourrées de fautes d’orthographe, mais développent une rhétorique enflammée. Entre 1900 et 1939, les cartes postales amoureuses représentent généralement un couple dans un décor bucolique: l’homme tend à sa compagne un bouquet de fleurs. L’image est souvent accompagnée d’une courte poésie: « Je suis tout entier à vous. Mon coeur est à vos genoux. Un mot de vos lèvres fera mon bonheur. »

C’est une véritable soif d’aimer qui s’exprime soudain.

Oui. Maintenant, il faut aimer! C’est la règle. On commence à s’en convaincre: si on ne connaît pas l’amour, on gâche sa vie. Et on passe petit à petit de l’idée qu’il faut aimer son mari ou sa femme à l’idée, autrefois scandaleuse, qu’il faut vivre ses amours quand elles surviennent. Certaines personnes suivent leurs engouements, se marient en trois mois, divorcent, cherchent ailleurs… D’autres trouvent la tendresse dans l’adultère, se jettent dans les bras d’un jeune homme sans l’assurance du mariage…

Celui-ci reste donc toujours à l’horizon ?

Bien sûr. L’amour est revendiqué, mais les nécessités sociales ne disparaissent pas. On se rencontre au travail, à l’usine, au champ, au mariage de la cousine ­-un grand classique-­ ou dans les fêtes du village, c’est-à-dire dans le même milieu social.

Certains aiment au-dessus de leur condition, mais s’exposent à l’opposition des parents. Les jeunes filles ont cependant plus de latitude. Un quart des ouvrières parviennent à se marier avec un homme de la petite-bourgeoisie (les ouvriers, eux, ne font pas de « beaux » mariages). C’est le résultat de la séduction, qui prend de plus en plus d’importance. Désormais, il faut plaire.

Les jeunes gens ont plus de liberté pour se rencontrer et flirter.

Oui. Les lieux de loisirs se multiplient. Le dimanche, les cafetiers ouvrent des bals dans leur arrière salle. Au début, il y aura un violoneux. Puis, ce sera le phono, le dancing, le cinéma et, après la Seconde Guerre mondiale, les boîtes et les surprises-parties. Grâce à la bicyclette, puis aux services d’autocar, dès l’entre-deux-guerres, on va de fête en fête. Savoir danser devient le passeport indispensable de l’amour. Les jeunes gens prennent l’habitude de sortir le dimanche, de se revoir. Ils se « fréquentent ».

On imagine que, dans un tel contexte, la sexualité, elle aussi, se libère.

C’est l’autre grande transformation du moment. Dès l’entre-deux-guerres, la morale sexuelle se fait de plus en plus élastique. Certes, l’Eglise n’accepte la sexualité conjugale que mise au service d’une fécondité illimitée. Mais un nombre croissant de catholiques affirment que l’amour et le plaisir sont indissociables. Et les interdits tombent.

« Sexe » et « coït »: le langage se libère

On le voit dans le vocabulaire: jusque-là, les relations sexuelles étaient évoquées de façon euphémique ou à l’aide d’un lexique renvoyant à la saleté ou au péché. Désormais, on utilise des termes anatomiques, et on dit « sexe », « vagin », « coït »… Le langage se libère. Les consciences aussi. Tout cela déculpabilise les pratiques sexuelles. Mais on ne parle toujours pas de sexualité aux adolescents.

Qu’en savent-ils alors?

Rien. Excepté dans certains milieux populaires où on est assez franc, notamment sur le chapitre des maladies vénériennes, le silence prévaut dans les familles jusque dans les années 1960. La seule éducation amoureuse est négative: « Fais attention, méfie-toi des garçons ! » répète-t-on aux filles. « Méfie-toi des filles de mauvaise vie! » dit-on aux garçons. A chacun de glaner des informations là où il peut. Mais les parents veillent. Simone de Beauvoir raconte comment, dans l’entre-deux-guerres, sa mère collait les pages tendancieuses des livres pour qu’elle n’y ait pas accès.

Sur ce plan, les filles ne sont pas placées à la même enseigne que les garçons.

La notion de la nécessaire initiation du jeune homme subsiste. Dans le monde masculin, on se moque des puceaux. Le jeune homme se déniaise avec des prostituées ou une fille « légère ». Mais il trouve rarement une partenaire de son âge. Car, pour traduire son amour en sexualité, la jeune fille veut avoir l’assurance d’être épousée.

Dans la bourgeoisie, on reste attaché à la virginité féminine: si la future épouse n’a pas été vertueuse avant le mariage, elle risque de ne pas l’être ensuite (c’est la vieille hantise de ne pas être le père de son enfant). D’où, en effet, une inégalité complète des comportements sexuels entre filles et garçons. Cela dit, ces derniers ne peuvent pas faire n’importe quoi.

Qu’est-ce qui est réprouvé?

Il est très mal vu qu’un jeune homme noue une liaison avec une femme mariée ou qu’il engrosse une jeune fille sans l’épouser. Si on fait une « bêtise », comme on disait alors, il faut la réparer: on « fête Pâques avant les Rameaux », c’est-à-dire que l’on se marie avec la fille enceinte. Si le garçon prend la fuite, il est unanimement condamné. Dans les milieux libérés, comme chez les ouvriers parisiens, où l’on vit en concubinage, on ne fait pas un drame si un enfant naturel survient. Mais, d’une manière générale, les filles sont prudentes, et très surveillées.

Au fil des années, pourtant, se développe l’idée que l’amour et la sexualité vont ensemble, et que, si on est sûr d’aimer, on peut prendre le risque d’aller plus loin. Les liaisons avant le mariage vont se développer de manière impressionnante. Un cinquième des filles ont des relations prénuptiales à la Belle Epoque. Elles sont environ un tiers pendant l’entre-deux-guerres et la moitié dans les années 1950.

Plus d’amour dans le couple, cela veut-il dire aussi plus de tendresse?

Les relations à l’intérieur du couple sont un peu plus égalitaires, même si les femmes sont toujours chargées des tâches ménagères et éducatives. Pour l’opinion, le mari violent n’est plus le maître, mais un homme brutal, que l’on désapprouve. Mais on peut se demander si l’affirmation du sentiment amoureux n’aboutit pas aussi à des formes de domination masculine plus insidieuses: la femme se soumet non plus par pression mais par amour. Toutes les manipulations affectives sont possibles, telle la jalousie tyrannique exercée par certains maris.

Le couple s’érotise. L’acte sexuel lui-même, conduit jusque-là de manière assez primitive, va-t-il s’adoucir?

Oui. Dans l’entre-deux-guerres, les caresses se généralisent, ainsi que le baiser profond sur la bouche, autrefois jugé scandaleux, même en privé (un arrêt de la Cour de cassation de 1881 le jugeait constitutif du crime d’attentat à la pudeur!), qui devient maintenant le symbole de la passion. Au lit, l’accent est mis sur les préliminaires. Même si les femmes refusent catégoriquement la sodomie, qui va jusqu’à une forme de viol exercé dans un esprit de domination, la sexualité buccale se développe. Cela va de pair avec le progrès de l’hygiène intime.

L’amour sans plaisir, une situation embarrassante

Mais les femmes gardent une ancienne pudeur. Dans les milieux populaires, même si on fait parfois l’amour en plein jour, à l’écurie ou sur la huche, on garde ses vêtements. Et dans la chambre conjugale, on se déshabille, mais on reste dans le noir. S’aimer, ce n’est pas s’abandonner. Cependant, à partir des années 1930, les femmes vont à la plage, elles portent un short, une jupe-culotte, elles montrent leurs jambes. Petit à petit, le corps se dévoile.

Et le plaisir féminin, jusque-là nié?

Les médecins s’inquiètent de voir des traumatismes subis par ces oies blanches qui arrivent au mariage dans la plus grande ignorance. Les femmes ne parlent pas du plaisir, mais elles y pensent. Certaines trompent leur mari, le plus souvent avec quelqu’un de plus jeune, et se défendent en disant : « Il est plus habile que toi. » Ce qui veut bien dire qu’elles recherchent le plaisir. L’absence de sexualité heureuse dans le couple, même amoureux, commence à devenir une source de tracas.

L’idéal, c’est donc de former un couple non seulement amoureux, mais aussi sexuellement épanoui. Le mariage, le sentiment, le plaisir sont réunis. De toute notre histoire de l’amour, c’est la période la plus idéaliste!

L’idéal est en effet de lier les trois. En plus, on veut des enfants, ce qui complique la gageure. Et on travaille, de surcroît! La barre est donc placée très haut. Et rares sont ceux qui l’atteignent. Alors, à partir des années 1930, certaines femmes, notamment catholiques, commencent à vivre dans le leurre, tentant de se persuader que tout va bien; elles restent mariées par devoir, mais se noient dans l’amertume. Autre revers de la médaille: les couples fondés sur l’amour se brisent plus facilement qu’avant. De 75 à 80% des demandes de divorce sont formulées par des femmes.

Les guerres mondiales modifient-elles cette évolution?

La révolution amoureuse n’a pas connu de rupture. Je crois que la sexualité et l’amour ont une chronologie indépendante des événements politiques. Certes, il y a la frustration des soldats, l’homosexualité latente au front, dont on ne sait rien… Certains soldats ont connu de terribles violences. Comment revenir ensuite à un idéal amoureux? De leur côté, les femmes ont mal vécu l’absence; les retours ont donc été difficiles, nombre de divorces ont suivi. Dans les campagnes, les effets de la Première Guerre ont été dévastateurs. Il y avait tellement peu de garçons que les parents ont laissé les filles faire ce qu’elles voulaient. L’émancipation s’est ainsi accélérée.

Les années qui ont suivi 1945 sont, comme les Années folles, marquées par une volonté d’émancipation. On songe au film Les Tricheurs, de Marcel Carné, qui montre une jeunesse sexuellement très libérée.

Oui. C’est aussi Bonjour Tristesse, de Françoise Sagan, Les Amants, de Louis Malle, Le Blé en herbe, d’Autant-Lara… La jeunesse éprouve un immense appétit de vivre, elle aspire à l’amour. A partir de 1945, l’hédonisme s’introduit dans les couples légitimes. Le baby-boom en sera un effet. On va devenir exigeant en matière sexuelle: dans les années 1960, on ne se marie pas sans avoir « testé » sa future. Si ça se passe mal, on rompt. Cette fois, on veut du plaisir. L’amour n’est pas suffisant. Parfois, il n’est même plus nécessaire.

La voie vers la libération sexuelle et amoureuse était, selon vous, inéluctable?

En amour comme ailleurs, il y a une avant-garde, dont les comportements finissent par se généraliser. Certes, tout au long du XXe siècle, certains moralisateurs tentent de revenir en arrière: les femmes doivent rester à la maison, elles ne doivent pas avorter, ne pas vivre en concubinage… Mais leurs discours sont inopérants. Lentement, on va passer de l’amour idyllique à la sexualité obligatoire. La « révolution sexuelle » des années 1960 et 1970 est donc le fruit de toutes ces décennies de transformations. La maîtrise de la reproduction, avec la pilule et la légalisation de l’avortement, va achever cette libération. Désormais, tous les corps-à-corps amoureux sont possibles.

> Du premier baiser à l’alcôve, Aubier; Chrysalides. Femmes dans la vie privée [XIXe- XXe siècles], Publications de la Sorbonne.

SOURCE : www.lexpress.fr

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