INCENDO
Sur le rapport entre genres & classes. Revue de presse & textes inédits
Tous féministes ?
Categories: Féminismes

berenice-abbott-1898-1991-1Tous féministes… ou presque

De Beyoncé à la Fashion Week en passant par la «Manif pour tous», le concept est brandi, floqué, mais aussi galvaudé et détourné, notamment par les personnalités politiques, au risque de le vider de son sens.

C’est un mot qui désormais flotte dans l’air comme une bannière : féminisme. Il y a encore peu raillé, conspué, assimilé à de l’hystérie, le voici servi, repris, brandi. Limite à la mode, il s’affiche sur des sweat-shirts ou au dernier défilé Dior à la Fashion Week. Il est dégainé sur des comptes Instagram par des actrices, des mannequins, des chanteuses, des écrivaines, de Willow Smith à Beyoncé et ses concerts féministes au Stade de France, en passant par les actrices Emma Watson à l’ONU ou Patricia Arquette qui parle d’égalité salariale aux oscars. So pop ? Voici encore que dans le dernier numéro des Inrockuptibles, avec Natalie Portman comme rédac cheffe, les interviews «proféministes» s’enchaînent, et on y lit même cette phrase de la créatrice de la série télévisée Transparent, Jill Soloway – décrite par Portman comme «la plus grande figure du féminisme aujourd’hui» : «Je n’aurais jamais cru que le féminisme allait rattraper les sociétés actuelles.» Mais est-ce vraiment le cas ? Ou serait-on pris dans une vague sournoise de feminism washing qui, tel le green washing, offre un vernis féministe à peu de frais ?

Strates

Même les politiques, autrefois plutôt frileux sur la question, s’en saisissent, d’autant qu’ils sont dorénavant questionnés sur le sujet. Et c’est nouveau. Le président Hollande ? Un «féministe» revendiqué – le coming out a eu lieu en mars dans les colonnes du magazine Elle. Tout comme Justin Trudeau au Canada ou Barack Obama. Le mot s’est aussi invité dans la campagne électorale américaine, où les outrances misogynes de Trump ont suscité çà et là des poussées de féminisme comme on aurait la fièvre.

En France, le sujet inspire également nos présidentiables. Alain Juppé par exemple, qui explique lors d’un débat sur l’égalité femmes-hommes à Bordeaux qu’elle est pour lui une évidence, «par conviction et par tempérament», avant d’ajouter : «Je ressens la présence des femmes comme un apaisement.» Nicolas Sarkozy n’est pas en reste, lui qui clame, en meeting le 9 octobre, qu’«en France, la femme est libre depuis toujours».

Les droits des femmes s’invitent jusque dans la bouche de Marine Le Pen, bien que le sujet n’ait jamais été une priorité pour le Front national – sinon les eurodéputés d’extrême droite ne voteraient pas, par exemple, systématiquement contre toute proposition visant à promouvoir l’égalité femmes-hommes. La présidente du FN, après les agressions sexuelles et viols commis dans la nuit du 31 décembre à Cologne, de se présenter dans une tribune publiée le 14 janvier sur le site de l’Opinion comme une «femme française libre, qui a pu jouir toute sa vie durant des libertés très chères, acquises de haute lutte par nos mères et nos grands-mères».

Signe ultime que le féminisme s’est faufilé jusque dans des strates insoupçonnées de la société, les militants de la «Manif pour tous» n’hésitent pas à invoquer le concept. Enfin, principalement lorsqu’il s’agit de s’opposer à la gestation pour autrui (GPA), «ce nouvel esclavage qui asservit les femmes». C’est ainsi qu’on a pu entendre le mot «féministe» lors de leur dernier défilé en octobre.

Mais que penser de ces nouveaux «militants» ? Le féminisme serait-il (enfin) devenu bankable ? Voilà quelques années que le marketing l’a compris (coucou Dove ou Always). Restait à infuser chez les politiques. Et de ce point de vue, on revient de loin.

Souvenons-nous en effet des mots de Jacques Chirac, dans un entretien au Figaro Magazine, en 1978 : «Pour moi, la femme idéale, c’est la femme corrézienne, celle de l’ancien temps, dure à la peine, qui sert les hommes à table, ne s’assied jamais avec eux et ne parle pas.»

«Pendant longtemps, quand j’ai interrogé des politiques, hommes ou femmes, cela commençait par « je ne suis pas féministe, mais » ou « je le suis, mais »», rappelle Mariette Sineau (1), directrice de recherches CNRS au Centre de recherches politiques de Sciences-Po (Cevipof). Mitterrand ? Toujours selon Mariette Sineau, «il était hérissé par le féminisme et les féministes. Il n’aimait pas les femmes en pantalon et pas maquillées». Les politiques d’aujourd’hui, nouvellement auréolés de leur brevet de féminisme, sont-ils crédibles pour autant ?

Prétexte

Prenons le cas de la droite française, qui s’est historiquement peu intéressée à cette question. «Elle s’y est mise très tard», confirme Janine Mossuz-Lavau, directrice de recherches CNRS émérite au Cevipof. Aujourd’hui, elle tourne autour, joue avec le concept, sans pour autant assumer pleinement le mot «féminisme». Alain Juppé comme Nicolas Sarkozy préfèrent parler d’égalité. Chez Marine Le Pen, il prend avant tout l’allure d’un prétexte. «Je pense qu’elle est la première en France à avoir ouvertement détourné le féminisme, commente Mariette Sineau. Elle s’en sert pour mieux montrer du doigt le voile et défendre la femme blanche française de souche.» On pourra toujours ironiser en disant que le féminisme ne veut plus dire grand-chose à force d’être récupéré. Reste que ces nouveaux engouements sont les signaux d’un changement plus profond. Mariette Sineau : «S’il est récupéré, prononcé, c’est quand même une forme de victoire, tant il a longtemps fait l’effet d’un épouvantail.» D’autant que le féminisme apparaît comme moins monolithique que dans les années 70, où seul le Mouvement de libération des femmes (MLF) surnageait.

«Léféministes»

En 2016, des Femen à Osez le féminisme en passant par le collectif afroféministe Mwasi, le spectre est très large, les sujets d’intérêt se sont multipliés (songeons à l’action du collectif Georgette Sand contre la «taxe tampon»). Leurs dissensions aussi.

D’ailleurs, signe de cette propagation, on n’hésite plus à solliciter un point de vue féministe sur divers faits d’actualité. Mais, étrangement, on attend des féministes un discours univoque sur tous les sujets – comme si elles appartenaient à un bloc commun qui dit forcément la même chose, un truc qui s’appellerait «léféministes». Au fait, que pense donc «léféministes» des viols de Cologne ? Et que pense «léféministes» du port du burkini ? Que pense «léféministes» de la parité ? Et au fait, que pense «léféministes» du feminism washing ? Les intéressées s’en indignent, elles s’en amusent, mais elles gardent les pieds sur terre. Et alignent les chiffres. Les femmes gagnent en moyenne 19 % de moins que leurs homologues masculins, selon une étude de l’Insee de 2013. Ce lundi, un jeune collectif, les Glorieuses, appelle les Françaises à faire comme les Islandaises : cesser de travailler à 16 h 34 (lire page 3) afin de protester contre les inégalités salariales – puisque les femmes ne sont techniquement plus payées à partir de cette heure-là, pourquoi ne pas lever le camp ? D’ailleurs, nous arrêtons ici cet article.

SOURCE : Libération

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