Turquie. Les femmes : l’autre ennemi d’Erdogan
Outre les intellectuels, les artistes, les médias et les opposants politiques, le président turc continue de mettre au pas la gent féminine. Un projet de loi permettant à un violeur d’épouser sa victime mineure a été proposé.
«La vie d’une femme est défaillante et imparfaite si elle n’a pas réussi à être mère. Une femme devrait avoir au minimum trois enfants ! » Ces quelques mots prononcés par Recep Tayyip Erdogan, le 5 juin 2016, lors de l’inauguration officielle du nouveau siège de l’association turque Femmes et démocratie, résument brièvement mais justement le programme que le Parti pour la justice et le développement (AKP) met en place depuis treize ans qu’il est au pouvoir. Une politique conservatrice et patriarcale visant tout à la fois à ghettoïser les femmes dans un rôle restreint d’épouse et de mère et, dans le même temps, à mener une politique nataliste que le président islamo-conservateur défendait récemment par une formule lapidaire : « Une famille forte pour une nation forte ! »
Une dérive au minimum misogyne, voire gynophobe
Mais voici que la pression exercée sur le corps de la femme s’accentue un peu plus ces derniers jours. Le gouvernement turc a soumis au Parlement une proposition de loi qui permet, dans certains cas, d’annuler la condamnation d’une personne pour agression sexuelle sur mineure si l’agresseur épouse sa victime. La loi est passée en première lecture et, si elle est adoptée après un second vote, ce sont au moins 3 000 jeunes femmes qui se trouveraient obligées de se marier à leur violeur. « Il y en a qui se marient avant d’avoir atteint l’âge légal. Ils ne connaissent pas la loi. Ils ont des enfants, le père va en prison et les enfants restent seuls avec leur mère », s’est ainsi défendu sans honte le premier ministre turc, Binali Yildirim, justifiant ainsi une mesure visant à « lever cette injustice ».
Le fait même qu’une telle loi ait pu germer dans le cerveau de députés de l’AKP montre à quel point les femmes sont aujourd’hui considérées en Turquie comme citoyennes de seconde zone. Les chiffres sont accablants. Seules 30 % des femmes travailleraient aujourd’hui en Turquie, et bien peu à des postes de responsabilité. Sur les bancs de l’Assemblée nationale, avant la grande purge initiée après le coup d’État avorté du 15 juillet, elles n’étaient que 14 %. La grande majorité d’entre elles étaient issues du Parti démocratique des peuples (HDP), formation politique de la gauche laïque qu’Erdogan a décidé de criminaliser depuis lors (voir l’Humanité des 7 et 16 novembre). Mais, est-ce vraiment une surprise ? L’ONU et l’Union européenne, qui condamnent ce projet de loi, se réveillent bien tard (voir ci-après). Les signaux étaient nombreux qui montrent une dérive au minimum misogyne, voire gynophobe (haine de la femme). Lundi 24 novembre 2014, il y a deux ans presque jour pour jour, dans un discours en marge d’un sommet sur la justice et les femmes à Istanbul, le chef de l’État turc exprimait sa position sur le rôle de la femme dans la société : « Notre religion a défini une place pour les femmes : la maternité. Vous ne pouvez pas mettre sur un même pied une femme qui allaite son enfant et un homme. (…) Leur caractère, leurs habitudes et leur physique sont différents (…) Vous ne pouvez pas demander à une femme de faire tous les types de travaux qu’un homme fait, comme c’était le cas dans les régimes communistes (…). »
Les Kurdes ont fait de l’égalité homme-femme leur porte-drapeau
La bataille idéologique autour du sujet féminin fait rage en Turquie. Et outre les guerres de territoires, les batailles portées par l’AKP dans les zones kurdes, que ce soit en territoire turc ou syrien, ne sont pas sans rapport avec cette bataille idéologique. Politiquement et militairement, les membres du HDP ou les miliciens du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) en Turquie, tout comme ceux du Parti de l’union démocratique (PYD) ou des Unités de protection du peuple (YPG/J) dans le Rojava (Kurdistan syrien), ont depuis longtemps fait de l’égalité homme-femme leur porte-drapeau. Au sud de la Turquie comme dans le Kurdistan syrien, cette égalité se matérialise par l’existence de comaires et de députés hommes et femmes confondus. Une pratique théorisée depuis longtemps par Abdullah Ocalan, le fondateur du PKK, emprisonné depuis dix-sept ans sur une île turque. Dans un essai intitulé Libérer la vie : la révolution de la femme, le leader kurde écrivait il y a quelques années : « Sans égalité entre les sexes, aucune exigence de liberté et d’égalité ne peut avoir de sens. Le principe fondamental du socialisme est aujourd’hui de tuer l’homme dominant. » Une formule définitive qui ne plaira guère à l’homme fort d’Ankara et sa garde rapprochée.