Emilie Hache : « Pour les écoféministes, destruction de la nature et oppression des femmes sont liées »
Dans les années 1980, des féministes anglo-saxonnes font le lien entre destruction de la nature et oppression des femmes. Elles inventent de nouvelles formes de mobilisation et produisent textes et rituels pour se réapproprier leur corps, leur esprit et leur environnement.
Émilie Hache est maîtresse de conférence au département de philosophie de l’université Paris-Ouest-Nanterre-La Défense. Spécialiste en philosophie pragmatique et en écologie politique, elle est l’auteure de l’essai Ce à quoi nous tenons. Propositions pour une écologie pragmatique. Elle publie cet automne Reclaim, un recueil de textes écoféministes (éd. Cambourakis).
Reporterre — Qu’est-ce que l’écoféminisme ?
Émilie Hache — Il s’agit d’abord d’un mouvement politique qui s’est déroulé principalement aux États-Unis pendant les années 1980. Pendant une dizaine d’années, des centaines de femmes, féministes, pacifistes, anarchistes et antinucléaires ont organisé des blocages de centrales, des sit-in, des camps… Le plus grand camp écoféministe contre l’installation de missiles nucléaires à Greenham Common, en Angleterre, a duré de 1981 à 2000, soit près de vingt ans !
Les premiers textes écoféministes ont été écrits pendant cette période. C’étaient des textes poétiques, thérapeutiques, politiques, qui mélangeaient plein de choses et interrogeaient la façon qu’on a, dans la modernité, de séparer les différentes dimensions de l’existence comme celles du monde.
Dans les années 1990, à la fin de la Guerre froide, les mobilisations ont cessé, car le risque nucléaire a pris une autre forme. Une partie de l’écoféminisme s’est institutionnalisé et est devenu un objet de recherche académique. La plupart des publications de ces années-là n’étaient plus des textes écoféministes en tant que tels, mais des textes universitaires sur l’écoféminisme.
Un des problèmes est que ces universitaires, notamment les philosophes, dépolitisaient l’écoféminisme en en faisant une éthique environnementale parmi d’autres et en ne renvoyant jamais à l’histoire de ces mobilisations. En ce sens, de manière intentionnelle ou non, l’histoire politique du mouvement a été court-circuitée et ne fait pas partie de ce qui nous a été transmis, une génération plus tard.
Comment est né ce mouvement ?
Il est issu du bouillon de culture incroyable des années 1970 aux États-Unis, en particulier de l’articulation entre les mouvements féministe et écologique. La catastrophe nucléaire de Three Mile Island, le 28 mars 1979 en Pennsylvanie, lui a apporté une grande visibilité. Un groupe de militantes féministes a organisé la conférence « Women and Life on Earth », en mars 1980 à Amherst (Massachusetts), qui réunit à leur grande surprise plusieurs centaines de femmes.
Suite à ça, les écoféministes ont lancé leur action la plus spectaculaire, la Women’s Pentagon Action, le 17 novembre 1980, à Arlington (Virginie). Des milliers de femmes se sont rassemblées sur le lieu du pouvoir militaire. Elles chantaient, hurlaient de colère, pleuraient, étaient accompagnées de grandes marionnettes ; certaines étaient habillées en sorcières et lançaient des sorts au Pentagone, elles tissaient les portes avec du fil de laine… Le style écoféministe était né. L’année suivante, elles ont organisé la même action qui a réuni le double de femmes.
Mais quel lien faisaient ces femmes entre des luttes qui ne concernent pas spécifiquement les femmes — les mobilisations antinucléaires, pacifistes, environnementales — et le féminisme ?
Les écoféministes faisaient effectivement un lien entre la destruction de la nature et les différentes formes d’oppression des femmes. Pour elles, ce lien se décline à travers toute l’histoire occidentale.
Pour ne parler que de la modernité, Silvia Federici, une chercheuse italienne auteure de Caliban et la sorcière, a réécrit l’histoire de l’émergence du capitalisme du point de vue des femmes. Pour elle, la mise en place de ce système économique et politique leur plus grande défaite historique : on les sort du monde du travail et on les enferme à la maison pour qu’elles fassent des enfants.
Dans cette histoire, l’épisode de la chasse aux sorcières occupe une place majeure. Pour le dire vite, les femmes qui n’acceptent pas cette nouvelle organisation économique et sociale ont été brûlées ; plus de 100.000 furent tuées dans toute l’Europe. Etaient particulièrement visées les sages-femmes, qui ont un pouvoir sur la naissance donc sur la force de travail, matière première du capitalisme.
Le capitalisme consacre en parallèle la destruction généralisée de la nature. Dans The Death of Nature (1980), l’historienne des idées et philosophe américaine Carolyn Merchant rappelle qu’avant la modernité, le charbon n’est prélevé qu’en toutes petites quantités, parce que le sous-sol était considéré comme un ventre précieux et sacré. Mais cette vision de la nature a été progressivement défaite par les philosophes, poètes et hommes de science au cours des XVIe et XVIIe siècles en parallèle d’un changement de comportement effectif à son égard.
Merchant cite ainsi Descartes ou Bacon. Tous plus misogynes les uns que les autres, ils utilisent en permanence des métaphores sexistes à l’égard de la nature pour expliquer comment passer d’une épistémé de la nature sacrée, considérée comme un tout vivant, à quelque chose qu’on peut complètement détruire, en considérant que la nature est féminine. L’articulation de la destruction de la nature et de l’oppression des femmes ressemble à un ruban de Möbius : les femmes sont inférieures parce qu’elles font partie de la nature, et on peut maltraiter la nature parce qu’elle est féminine.
Les écoféministes ont donc une réflexion critique à l’égard de l’idée de nature telle qu’elle a été élaborée dans la modernité ainsi que sur la façon de concevoir la féminité à cette même période. Mais, pour ces femmes, il ne s’agissait que d’une étape. Elles ont proposé ensuite de se réapproprier aussi bien l’idée de nature que ce qui relève de la féminité. Ce geste de réappropriation/réhabilitation/réinvention peut se traduire par reclaim, qui est le concept majeur des écoféministes.
Comment ?
Par exemple, en renouant avec une nature vivante, que certaines considèrent comme sacrée. Si l’on cherchait le type de pensée qui hérite le plus de l’écoféminisme, c’est la permaculture. Une grande partie des écoféministes sont engagées dans la permaculture, réarticulant les humains à leur milieu, sortant du dualisme nature/culture en s’appuyant sur l’intelligence du vivant. Starhawk, par exemple, une grande figure de l’écoféminisme des années 1980, anime aujourd’hui des ateliers de permaculture sociale.
Et pour ce qui est de la réappropriation de la féminité ?
Pour les écoféministes, c’était une chose de dire que les femmes n’ont pas un gène du repassage, que l’instinct maternel n’existe pas forcément ; c’était autre chose de se faire avoir une seconde fois en jetant, avec son propre pouvoir d’enfanter, la valorisation de son corps tellement dénigré dans une culture misogyne, ses compétences sociales de soin à autrui, etc. C’est cela qu’elles entendaient par la revendication (reclaim) de ce qui a été distribué socialement comme étant féminin…
Elles souhaitaient revaloriser ce qui a été dévalorisé, aussi bien les corps que les compétences intellectuelles ou émotionnelles des femmes, retrouver de l’estime de soi, de la confiance en soi, etc.
Il y a des textes incroyables qui décrivent des rituels, des groupes de parole dans lesquels cette reconquête est recherchée collectivement. Cela n’a pas été compris par une grande partie des féministes de l’époque, notamment par les féministes matérialistes françaises, qui ont accusé les écoféministes d’essentialisme (essentialisme, c’est-à-dire l’idée qu’il existerait une nature féminine par essence – et de même une nature masculine en soi).
D’où vient cette critique ?
Il faut la remplacer dans son contexte. Dans les années 1990, aux États-Unis, tout le milieu féministe parlait d’essentialisme. Il faut comprendre les raisons tout à fait légitimes de cette critique liées à la violence de l’assignation de genre faite aux femmes ; mais disons que l’on a peut-être jeté le bébé avec l’eau du bain et l’écoféminisme, par le fait même de toucher à cette idée de nature, a été emporté avec.
Le reproche d’essentialisme fait aux textes écoféministes tient beaucoup à leur style absolument pas académique, souvent poétique, qui cherche à sortir du dualisme nature/culture, corps/esprit, etc. C’est ce que la théoricienne de la littérature et critique littéraire indienne Gayatri Chakravorty Spivak a appelé un essentialisme stratégique, mais cela n’a pas été compris, quand bien même ces dernières se sont toujours défendues d’être essentialistes au premier degré.
Comment l’écoféminisme s’articule-t-il aux mouvements appelés écoféministes dans les pays du Sud, représentés entre autres par Vandana Shiva ?
Dans Staying alive, Vandana Shiva raconte l’histoire du mouvement Chipko, à savoir des femmes indiennes qui, dans les années 1970, se sont battues contre la déforestation en Inde en protégeant les arbres avec leur corps — Chipko signifie « mouvement de l’étreinte ». Cette lutte était un combat de femmes parce qu’en Inde, c’étaient les femmes qui faisaient vivre leur famille en travaillant dans les collines et la forêt. Mais elles ne se sont jamais appelées écoféministes ni même féministes ou écologistes.
Les écoféministes se sont passionnées pour le mouvement Chipko, parce qu’elles étaient sensibles au fait que leur recherche de liens avec la nature soit partagée par d’autres. Elles y ont retrouvé la même démarche de reclaim que dans leur mouvement. Par ailleurs, l’existence de ce mouvement leur permettait de répondre à l’objection selon laquelle l’écoféminisme serait uniquement un truc de bourgeoises blanches du Nord.
Et quelles relations existent entre l’écoféminisme et les autres mouvements de femme américains pour la justice environnementale ? Par exemple la mobilisation du Love Canal, où dans les années 1970, des riverain-e-s des chutes du Niagara ont protesté contre la présence de milliers de tonnes de déchets toxiques dans les sous-sols ?
Le mouvement de femmes pour la justice environnementale était principalement un mouvement de femmes noires issues des classes populaires héritant du mouvement des droits civiques ainsi que des femmes latinos et blanches de classe populaire. Pour des raisons à chaque fois différentes, tenant à l’histoire de leur communauté, elles ne se disaient ni féministes ni écolos et ne se reconnaissaient pas du tout dans les grands mouvements environnementaux mainstream de mecs qui expliquent que tout ce qui compte, c’est préserver la belle nature, la wilderness.
On pourrait parler d’un activisme environnemental de femmes, qui prend différentes formes : le mouvement Chipko, les écoféministes californiennes, le mouvement de justice environnementale… Ariel Salleh, une chercheuse et activiste écoféministe marxiste australienne, plaide pour toutes les appeler écoféministes. Il s’agit d’une stratégie politique pour donner une masse critique au mouvement. Je ne suis pas d’accord avec elle. Il me semble important de respecter le choix de ces femmes : si elles disent qu’elles ne sont pas écoféministes, parce qu’elles viennent d’une autre histoire, il faut en tenir compte.
Et en France, où en est-on de l’écoféminisme ?
Pour le dire vite, les écologistes français des années 1970 étaient des machos. A l’inverse, les féministes françaises étaient dans leur majorité matérialistes et n’avaient pas grand-chose à faire des questions écologistes. Françoise d’Eaubonne a été une des rares à faire ce lien-là. Elle animait le groupe Ecologie et féminisme au sein du Mouvement de libération des femmes (MLF) et a fondé l’association Écologie-féminisme en 1978. Mais, de fait, l’écoféminisme en France est mort-né.
Je pense que la situation est en train de changer. Plusieurs signes le montrent : par exemple, qu’une maison d’édition, les éditions Cambourakis, se mette à republier des textes comme Rêver l’obscur — Femmes, magie et politique, de Starhawk, ou croit dans une anthologie de textes écoféministes. Elle va aussi traduire et publier pour la première fois Greenham Women Everywhere, d’Alice Cook et Gwyn Kirk, sur le camp écoféministe de Greenham Common. De même, j’ai de plus en plus de réactions intéressées chez mes étudiantes, qui veulent faire des mémoires dessus, etc. Et depuis un peu plus de trois ans que je travaille sur l’écoféminisme, je suis de plus en plus sollicitée !
SOURCE : https://reporterre.net