Le journaliste David Thomson se penche sur le cas des « revenantes » du Djihad
Elles parlent de leur séjour au sein de l’organisation Etat islamique en Syrie ou en Irak comme d’une « année Erasmus »… Le journaliste français David Thomson a rencontré ces femmes qui rentrent déçues, mais pas repenties. Entretien.
C’est une matière brute. Rare et fascinante. David Thomson a publié début décembre un livre (1) qui donne à entendre, et à voir, des djihadistes de retour en France. L’ouvrage, que le journaliste revendique comme « un travail de déconstruction de la propagande et de l’idéologie djihadiste« , est déjà un succès -plus de 40 000 exemplaires vendus. Et le terme « revenants » est passé dans le langage courant. Grazia l’a interrogé sur le volet féminin de son enquête.
Grazia – Le rôle des femmes dans le djihad a été, selon vous, mal compris…
David Thomson : Il y a longtemps eu un préjugé sexiste, un biais de genre qui a conduit à penser que les femmes, dans le djihad, avaient forcément perdu tout libre arbitre, qu’elles étaient forcément dans une logique de soumission à la domination masculine. Or leur engagement est identique à celui des hommes : elles partent, elles reviennent, pour les mêmes raisons. Les entretiens que j’ai menés montrent qu’elles sont dans un degré de fanatisme identique, parfois même supérieur, à celui des hommes. Certaines sont clairement le moteur dans la radicalité du couple.
Quand a-t-on pris conscience qu’il n’y a pas de différence dans le djihadisme entre les femmes et les hommes ?
En septembre 2016, avec l’affaire des bonbonnes de gaz (trois femmes sont interpellées après la découverte d’une voiture piégée près de Notre-Dame de Paris, ndlr). Les autorités réalisent alors que les femmes représentent un danger pour la sécurité nationale, qu’elles veulent et peuvent frapper, et que des membres de l’Etat islamique (EI) peuvent les téléguider depuis la Syrie. Les peines prononcées par la justice à leur encontre deviennent alors plus sévères – même si, encore aujourd’hui, elles bénéficient d’une plus grande clémence (par exemple, l’incarcération de longue durée pour les femmes de retour de Syrie n’est pas systématique). Un autre événement important a lieu dans la foulée : l’EI revendique, pour la première fois, une attaque (ratée) menée par trois femmes à Mombasa, au Kenya. L’organisation ne s’oppose donc plus à des actions menées par des femmes.
Jusque-là, elles n’étaient pas autorisées à combattre ?
Elles l’étaient, mais uniquement dans des circonstances où, pour ne pas se faire prendre par « l’ennemi », elles n’avaient pas d’autre choix que d’utiliser leur armement (chaque femme reçoit, le jour de son mariage, une ceinture d’explosifs et une Kalachnikov). Il y a eu aussi une sorte de police des moeurs uniquement féminine à Raqqa. Ses membres devaient veiller à l’application de la charia par les Syriennes. Mais elles étaient d’une telle violence que les hommes ont mis fin à cette brigade rapidement, pour ne pas s’aliéner les populations locales.
Les « revenantes » sont-elles repenties ?
Une majorité des revenants, hommes et femmes, avec lesquels je me suis entretenu sont rentrés déçus, mais pas repentis. Lena, par exemple, a gardé une fidélité sans faille à l’idéologie djihadiste. Elle tient des propos comme « l’attentat de Charlie Hebdo, c’était le plus beau jour de ma vie« , ou bien « j’espère que des attentats seront faits par des soeurs en France« . Depuis la parution du livre, elle est d’ailleurs repartie en Syrie, rejoindre les rangs d’al-Qaida. La réalité, c’est que personne ne sait comment appréhender ces retours. Aujourd’hui, il n’existe pas de méthode de déradicalisation. Celle-ci n’est possible que dans le cadre de prises de conscience personnelles…
Elles sont rentrées pour des raisons qui paraissent totalement décalées, matérielles, notamment…
C’est le cas de Safya. Elle était enceinte et a vu une femme accoucher, à l’hôpital de Raqqa, sans péridurale. Hors de question pour elle. Elle est rentrée pour pouvoir accoucher sous péridurale ! Sans remettre en cause, à aucun moment, l’idéologie djihadiste. Son mari m’a dit, quand ils ont passé la frontière turque : « C’était un peu comme une année Erasmus. » Ils ne réalisent pas la gravité de ce qu’ils ont fait. Ils sont déconnectés.
La légèreté avec laquelle ces femmes racontent leur expérience est déroutante…
Il faut prendre en compte la dimension hédoniste du projet djihadiste. L’EI propose à ses membres un statut social et une inversion des rapports de domination. Ces femmes, qui se sentaient inférieures dans la société, dans la famille, peuvent relever la tête, être fières, parce qu’elles font là-bas partie du groupe au pouvoir. Safya raconte qu’elle vivait bien en Syrie, dans un appartement vaste, cossu. Elle ne se pose pas un instant la question de ce que sont devenus les propriétaires, alors qu’ils ont visiblement fui en toute hâte…
Vous décrivez également les « maqqar », ces maisons où les femmes s’entassent par dizaines en attendant de trouver un mari…
Cette étape a représenté une désillusion pour beaucoup. Elles qui étaient parties pour un projet de pureté ont réalisé que le physique était le critère numéro un pour les hommes venant y chercher une épouse. Une femme sortant d’un « speed dating » organisé par la matrone dit même à ses « soeurs » : « C’est horrible, ils ne veulent que des Kim Kardashian ! » Cela montre que les codes de la téléréalité ont été importés dans l’EI par des jeunes qui ont grandi avec ça. Plus généralement, ces maqqar sont la preuve que l’organisation est dans une stratégie politique nataliste. Son but est de contrôler les unions et les naissances du début à la fin. Elever la prochaine génération du djihad reste la mission principale des femmes (les Françaises seraient encore environ 300 en Syrie et en Irak ; plus de 400 enfants français s’y trouveraient également, ndlr). Ces enfants sont élevés dans cette idéologie pour tuer. J’ai toujours dit « on ne naît pas djihadiste, on le devient« . Eux, ils naissent djihadistes. C’est inédit.
(1) Les Revenants de David Thomson (Seuil/Les Jours, 192 pages).