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Maroc : Cacher la blessure (textile)
Categories: Général

Maroc. Textile: «Cacher la blessure, le malaise, pour ne pas risquer le licenciement. Le permanent harcèlement sexuel hiérarchique»

Propos recueillis par Soundous Rahrbaoui, Cyril Castelliti et Elsa Walter

Deux ouvrières dans la confection de textiles et chaussures nous racontent leur quotidien. Entre inhalation de colle et de poussière, interdiction d’aller aux toilettes et harcèlement sexuel, elles militent pour améliorer leurs conditions de travail.

Un jeudi matin, au siège de l’UMT (Union Marocaine du Travail) à Casablanca, Yasmina et Sara* nous accueillent, tout sourire. Pourtant, le récit de leur quotidien d’ouvrières dans des usines de confection de chaussures et textile donnerait plutôt envie de pleurer. Il ne s’agit pas de généraliser sur l’ensemble des acteurs du marché, mais pointer certaines pratiques qui existent dans des unités industrielles.

Les deux femmes, qui ont quasiment même âge (42 et 43 ans), sont unies par le même combat: lutter pour l’amélioration de leurs conditions de travail et de celles de leurs collègues, qu’elles mènent au sein du syndicat UMT.

Depuis 18 ans qu’elle travaille dans cette usine, Sara n’a jamais signé de contrat. Yasmina non plus: «quand j’ai commencé chez eux, il n’y avait tout simplement pas de contrat. Maintenant, les nouveaux ouvriers signent des contrats de 1 à 3 mois». Mais leurs employeurs leur octroient en revanche de fiches de paie.

Le quotidien de Yasmina, mariée à un électricien et mère de 2 enfants, est minuté: tous les matins, elle se lève à 5 heures, s’occupe de ses enfants puis arrive à l’usine à 7h30, pour commencer à 8h. Avec deux pauses de 10 minutes en plus de la pause déjeuner, elle termine généralement à 18h. «Mais avant d’être syndiquée, je terminais souvent à 19h, 20h ou même 22h», précise-t-elle en réajustant son voile. Elle a atterri il y a 5 ans dans son usine de textile de la zone industrielle d’Ain Sebaa, à la suite de son mariage. Avant, elle possédait son propre commerce dans une ville de la côte nord.

Sara aussi travaillait auparavant dans le commerce avant d’arriver à Casablanca. Célibataire, elle vit seule avec son salaire de 3000 et 3500 dirhams par mois. Elle travaille généralement 12 heures par jour, et «quasiment tous les week-ends et jours fériés, sans que le salaire horaire n’augmente».

Un quotidien d’odeurs de colle, de cuir et de poussières de tissus

«Le plus difficile, c’est la poussière qui se dégage lorsqu’on déballe un tissu», confie Yasmina dont la tâche consiste à coudre les manches de chemises.«Les tissus contiennent aussi des produits, et avec la poussière, tout cela attaque nos yeux et nos narines et cause des allergies sur la peau. Presque tous les ouvriers ont des allergies», déplore-t-elle.

Sara trie les chaussures par paires avant qu’elles ne partent au montage. «Je respire quotidiennement la colle et le cuir. C’est très difficile pour moi et mes collègues, l’atmosphère n’est pas saine. A aucun moment nous n’avons été prévenues que nous allions être confrontées à ces produits», dénonce-t-elle. Une indifférence que Yasmina résume ainsi: «Pour l’entreprise, l’ouvrier n’est pas important. Peu importe ce qui lui arrive sur le plan de la santé, ce qui compte c’est d’exporter leurs marchandises.»

Face à ce danger sanitaire, impossible de compter sur un suivi médical efficace:

«Un médecin passe une fois par semaine… Mais il ne fait rien du tout. Pas d’auscultation, juste un coup d’œil. Et si l’un d’entre nous a un problème de santé, le médecin dira toujours que ce n’est pas lié à notre travail, pour dédouaner l’entreprise. Même lorsque quelqu’un est victime d’un accident du travail, la personne est dirigée vers une clinique qui est rattachée à l’entreprise et minimise toujours la gravité de notre état de santé» dit Yasmina.

Pour ceux qui sont malades ou accidentés, le mieux reste parfois de cacher son problème pour ne pas risquer le licenciement. Un cas de figure auquel une collègue de Yasmina a été confrontée:

«A l’hôpital, on lui a fait une injection puis on l’a renvoyé chez elle. Une fois rentrée, elle s’est rendu compte qu’elle était paralysée au niveau des cervicales et ne pouvait plus travailler à son poste. De retour à l’usine, elle a réclamé son assurance. On lui a refusé, arguant du fait qu’il “n’y avait pas de sang visible”. Finalement, on lui a dit “tu n’es plus faite pour ce boulot” et elle a été virée. L’entreprise n’a jamais rien payé.» (Yasmina)

Pourtant, difficile de conserver une bonne santé au vu des conditions sanitaires décrites par Sara: «nous n’avons pas d’endroit pour manger, les femmes n’ont pas de vestiaire pour se changer. Mais surtout, il n’y a même pas de fenêtre ni la moindre aération dans notre usine, tout est fermé, comme en prison», fulmine l’ouvrière, qui ne cesse de répéter que son patron traite les employés «comme des animaux». Des animaux qui ne peuvent même pas aller aux toilettes quand ils en ont besoin.

L’humiliation des toilettes: 8 jours de mise à pied pour avoir fait pipi

En matière de restriction d’accès aux toilettes, chaque usine a son propre style. Dans celle de Sara d’abord:

«Pour aller aux toilettes, il faut un jeton donné par le chef. C’est un carton sur lequel est écrit “homme” ou “femme”. Sans cette autorisation, tu risques une mise à pied de trois jours. C’est ce qui est arrivé à une collègue. Et il ne faut pas oublier sa bouteille d’eau. Sinon impossible de boire, car l’eau du robinet est noire.»

Egalement confrontée à des restrictions d’accès aux toilettes, Yasmina en est même à éviter «de boire pour ne pas avoir besoin d’aller aux toilettes: il n’y a que deux toilettes pour 300 personnes, et elles ne sont accessibles qu’à certaines heures. Je me souviens d’une femme malade des reins qui devait se rendre aux toilettes alors que le chef était absent. Il avait laissé les clés à une autre personne qui lui a refusé l’accès, par crainte de la sanction du chef. N’y pouvant plus, l’ouvrière a uriné dans les escaliers. Elle a eu 8 jours de mise à pied.»

Cette situation particulièrement humiliante ne serait pas arrivée à un homme, pour qui les toilettes restent toujours ouvertes. «Seules les femmes doivent demander la permission, sous prétexte qu’elles s’y rendent plus et que cela représente une perte de temps», enrage Yasmina. Et lorsqu’elles y ont accès, les ouvrières n’ont pas envie de s’y éterniser: «Depuis que je travaille, je n’ai jamais vu une femme de ménage. Les toilettes sont sales à un point inimaginable. Beaucoup d’ouvrières attrapent des infections», s’indigne l’ouvrière du textile.

C’est cette situation inhumaine aux toilettes qui a poussé Sara à se syndiquer: «Aujourd’hui, nous avons des femmes de ménage mais cela n’a pas toujours été le cas. Depuis que nous nous sommes syndiquées, il y a eu quelques changements. Par exemple, des canaux d’aération ont été installés, même s’ils ne sont pas assez efficaces.»

«Les filles sont exploitées, surtout si elles sont belles»

Si Yasmina et Sara évoquent spontanément les problèmes sanitaires, elles se montrent plus réservées sur le sujet du harcèlement sexuel, qui émerge au détour de la conversation. Yasmina nous confie que «les filles sont exploitées, surtout si elles sont belles. Si elles acceptent les avances de la hiérarchie, elles seront chouchoutées. Mais cela ne dure pas. Dès qu’elles dénoncent ces faits, c’est le début des galères pour elles.»

Un chantage aux faveurs sexuelles qui oblige parfois les victimes à quitter leur emploi d’elles-mêmes: «Nous avions un chef qui abordait les nouvelles recrues et lorsqu’elles refusaient, il les engueulait devant tout le monde en racontant ses ébats. Les victimes étaient forcées de démissionner d’elles-mêmes pour faire cesser ces situations insupportables. Heureusement, il est parti à la retraite. Maintenant, nous ne voyons quasiment jamais notre nouveau chef», note Yasmina

Attouchements, comportements, paroles déplacées… Ces travailleuses endurent quotidiennement «le genre de chose qu’on entend dans la rue». Pour autant, les deux militantes insistent sur les rapports cordiaux et respectueux entre ouvriers et ouvrières. Dans l’usine de Yasmina, les hommes et les femmes travaillent séparément, mais «tous les hommes sont respectueux avec nous. Notre relation est vraiment normale, il n’y a pas de problème». Sara travaille quant à elle dans les mêmes locaux que les hommes, ce qui ne pose pas de souci non plus: «du moment qu’on travaille 12 heures par jour ensemble, on est comme des frères et sœurs».

Entre militantisme et rêve d’ailleurs

Jusqu’à quand les deux amies se voient-elles exercer ce métier harassant? Yasmina, qui est mère de deux enfants, regrette de ne pas être assez disponible. «Je rêve d’arrêter ce travail et de reprendre mon ancien commerce. Je ne me sens pas à l’aise dans cette usine», avoue-t-elle.

Sara affiche quant à elle une volonté de fer: «Je continuerai à militer pour nos droits au sein de l’entreprise, à lutter contre l’idéologie du patronat qui ne respecte pas les femmes travaillant pour acquérir leur indépendance.» On sent, derrière une discrétion et un calme apparent, toute l’indignation et la détermination de cette femme à améliorer le quotidien des ouvriers et ouvrières. Un engagement qu’elle souhaite transmettre aux jeunes générations: «Ce que je conseille aux jeunes ouvrières, c’est de travailler dignement et réclamer leurs droits dans l’entreprise. La maltraitance et le manque de dignité sont légion dans ce domaine. Il faut s’imposer dès le départ vis-à-vis de la hiérarchie, ne pas avoir peur de l’affronter.»

Avant de nous séparer, nous remarquons que Sara porte aux pieds de jolies ballerines bleues. Lui ont-elles été fournies par son entreprise de chaussures? «Bien sûr que non», nous répond-elle, presque étonnée par la question. (Reportage de Telque.ma)

* Les prénoms ont été modifiés pour des raisons de confidentialité.

SOURCE : A l’encontre

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