INCENDO
Sur le rapport entre genres & classes. Revue de presse & textes inédits
Sexe & prison de femmes
Categories: Général

« Est-ce que je suis bi, lesbienne ? Est-ce que c’est la prison ? »

Une sociologue a interrogé 80 femmes détenues pour répondre à cette question,  peu étudiée : comment se vit la sexualité en prison de femmes ? Entretien.

Comment se vit la sexualité en prison de femmes ? Myriam Joël, docteure en sociologie, a consacré sa thèse à cette interrogation pas ou peu étudiée auparavant.

L’ouvrage qui en découle – « la Sexualité en prison de femmes » (éd. Les Presses de Sciences-Po) –, que « Libé » a repéré, est paru le 31 août dernier.

On dit que la prison est un miroir grossissant de ce qu’on peut observer dans le monde libre. Il en est de même en ce qui concerne la sexualité. L’univers carcéral est un « puissant relais du modèle contemporain de sexualité féminine légitime », écrit Myriam Joël.

Pendant deux ans, la docteure en sociologie a interrogé de manière régulière 80 détenues, réparties dans sept établissements pénitentiaires. Des femmes de tous âges, incarcérées depuis une semaine ou quinze ans, ont accepté de s’ouvrir à elle sur ce sujet intime.

« Il y a celles qui balancent tout au premier entretien ; celles qui sont dans une optique de témoignage, de rébellion ou celles qui ont absolument voulu parler d’abord d’un sujet autre qui leur tenait à cœur », se souvient  Myriam Joël. La sociologue est calée sur le conflit basque : c’est à la quatrième rencontre qu’une détenue politique de l’ETA qu’elle suivait a fini par lui parler de sa vie personnelle.

Myriam Joël a aussi interviewé 70 professionnels et bénévoles travaillant dans le milieu carcéral féminin (surveillants, gradés, etc.) pour compléter son terrain. Entretien.

Rue89 : Comment la sexualité est-elle encadrée en prison de femmes ?

Myriam Joël : D’un point de vue réglementaire, il y a un seul article du code de procédure pénal qui y fait référence. Il ne contient pas les termes « sexualité » ou « sexe ». Il est interdit « d’imposer à la vue d’autrui des actes obscènes ou susceptibles d’offenser la pudeur ».

Après, d’une prison à l’autre, les règlements intérieurs diffèrent et il peut y avoir marqué explicitement dedans « les actes sexuels sont interdits au parloir ».

Le règlement n’est pas à mon sens ce qui contrôle le plus la sexualité en prison, c’est plutôt la façon dont les agents décident de l’appliquer, au niveau individuel mais aussi au sein d’une équipe. Certains surveillants sont tatillons, d’autres décident de laisser faire et cela peut parfois mener à des frictions entre eux.

Je pense à une prison où l’on considérait que les détenues avaient le droit à leur sexualité. Les surveillants s’étaient mis d’accord pour leur laisser  le droit à trente minutes ou une heure d’intimité dans les parloirs. C’était un choix d’équipe.

Un jour, une jeune surveillante est arrivée et a commencé à faire des rondes et à reprendre les détenues, qui étaient très surprises. Ce sont les collègues de la surveillante qui sont allés la voir : « Ici, on te prévient, ce n’est pas comme ça. »

Il y a aussi des directeurs qui peuvent ne pas donner suite au rapport d’un surveillant trop zélé. Je me souviens d’un directeur qui me disait : « Moi, je trouve que mes agents sont trop durs, j’essaie toujours de leur dire de lâcher un peu de mou. » Les surveillants le vivaient très mal parce qu’ils n’étaient pas soutenus par leur direction.

C’est pour ça que quand on dit « le monde pénitentiaire », ça peut être trompeur, car les situations sont très disparates.

Vous dites que dans les faits, la sexualité est tolérée si elle n’est pas montrée et vue.

Il y a une invisibilisation, oui. Tout simplement parce que quand il est question de sexe, les gens ne sont pas à l’aise. La plupart des surveillants ou des gradés que j’ai rencontrés trouvaient normal que les détenues puissent avoir une sexualité en prison mais ils comptent sur les détenues pour invisibiliser leurs pratiques.

Un gradé me disait : « Imagine s’il y a des jurés d’assises en visite à la prison et qu’ils voient les détenues se bécoter dans les couloirs, c’est juste impensable. Ils vont se dire ‘ils ont la télé et en plus ils se bécotent, ils font ce qu’ils veulent’. »

J’ai en tête un exemple emblématique de cette invisibilisation : deux femmes qui sont en couple et qui veulent partager une cellule en maison d’arrêt n’ont pas intérêt à dire qu’elles sont ensemble, mais plutôt « on s’entend très bien », « c’est ma meilleure amie »… On sait très bien qu’elles sont ensemble mais il ne faut pas le dire, ce qui me paraissait une hypocrisie totale.

Et comment la sexualité est-elle tolérée par les codétenues ?

Il y a moins de violence dans les actes, mais il y a énormément d’homophobie en prison pour femmes, y compris entre paires (des invectives, de la délation…).

En prison, il y a aussi beaucoup de fantasmes. Deux détenues se tiennent la main et tout le monde est persuadé qu’elles sont en couple mais en fait ce n’est pas le cas. Il y a beaucoup de chaleur humaine, de tendresse dans les relations, qui sont beaucoup plus acceptées chez les femmes.

Sexualité en prison : « On les réduit à des bêtes, puis on les lâche »Les détenues vous ont-elles parlé spontanément de désir ? Ou est-ce que la prison l’anesthésie ?

Pour beaucoup de détenues, les trajectoires biographiques sexuelles sont douloureuses et plaisir et désir ne sont pas si évidents. Des femmes m’ont dit : « Je suis trop contente car en prison, plus personne m’emmerde. »

On peut penser que plus les années passent, plus les détenues vont être frustrées ou à l’inverse qu’elles ne vont rien ressentir. Dans les résultats de mon enquête, on voit plutôt que le désir est très fluctuant, cyclique. Ça va dépendre de ce qu’elles vivent en prison.

Je pense à une détenue en particulier, qui me décrivait des phases très précises. Lors de sa première incarcération, elle s’en voulait énormément d’avoir tué sa copine et m’a dit « je n’avais aucun désir ». Elle a été incarcérée huit ans et pendant huit ans, rien du tout, alors que c’était hyperimportant pour elle à l’extérieur. Puis, quand elle a été ré-incarcérée, elle ne s’est pas privée – elle n’avait plus cette même culpabilité à ce moment-là.

Le rapport à l’infraction, le regard qu’elles portent sur leur acte, joue beaucoup. Des femmes qui « culpabilisent énormément » ne vont pas se donner le droit à avoir du plaisir et même du désir. Ça ne se voit pas seulement sur le sexe (sur la nourriture, entre autres).

La prison n’est pas quelque chose de linéaire. Il y a la maladie d’un proche, la question des enfants… Quand tu es sur le point de voir tes enfants, tu es dans une excitation telle que le cul, tu n’en as rien à faire. Il y a le procès, aussi. Beaucoup me disaient : « Quand j’ai été condamnée, là, ça a recommencé à surgir. »

Le désir et le plaisir, c’est aussi quelque chose qu’on investit quand on a les forces de le faire. Si elles sont toutes entières tournées vers le procès, dans le rapport à l’administration pénitentiaire, il ne reste plus de forces pour la sexualité.

Pour les détenues en longues peines, beaucoup me disaient qu’au fil des années, elles avaient la crainte de plus savoir faire. Parce que ça faisait longtemps qu’elles n’avaient pas pratiqué ou parce qu’en prison, elles avaient pu découvrir les relations homosexuelles, et se trouvaient dans l’indécision concernant la sortie.

« Je viens de me mettre avec une nana mais putain, c’est dur d’être lesbienne dehors. » En prison, c’est un petit milieu et tu es quelque part un petit peu protégée. Tu peux dénoncer à un gradé une insulte homophobe, par exemple, alors que dehors…

On lit dans le livre des témoignages de détenues qui appréhendent les moments de permission. Pour celles qui sont en couple, le rapport physique avec l’autre se reconstruit dehors ?

Oui, certaines disaient : « C’est une deuxième première fois. » Elles le vivent comme ça. Parfois, ça ne fait pas objectivement si longtemps qu’elles sont incarcérées mais elles ont tellement vécu de choses en prison qu’elles ont un rapport au corps très différent…

Elles se voient différemment. Elles n’ont pas le maquillage qu’elles avaient à l’extérieur, elles n’ont plus de tresses, de rajouts ou de perruque parce que c’est interdit en prison… Il y a aussi la prise ou la perte de poids, la peau qui est différente. Le corps bouge énormément en prison.

Je m’en rendais compte car beaucoup me montraient des photos : « Tu me vois comme ça mais je suis beaucoup mieux en vrai. »

Beaucoup ne se reconnaissent vraiment pas et ça joue avec le conjoint. « Est-ce qu’il aura encore envie de moi ? » Il y a aussi le spectre de la tromperie qui est très, très présent. La question du désir est une espèce d’ombre qui plane au-dessus. Est-ce qu’on a envie de désirer quelqu’un qu’on suspecte de tromper ? Ces angoisses de tromperie peuvent s’atténuer au fil du temps.

En dehors de celles qui sont vraiment en couple en prison, il y a une espèce de baisse de désir, de baisse de libido assez générale pour les détenues condamnées à de très longues peines.

A côté de ça, il y a celles qui ont une vie sexuelle en prison, bien que contrainte. Il y avait deux détenues que je suivais qui sont sorties ensemble en prison. Ça fait trois ans qu’elles sont en couple (et l’une va bientôt sortir).

Il y a des histoires d’amour en prison ? Est-ce que pour certaines, il peut y avoir un épanouissement sexuel ?

Oui. C’est triste à dire, et ça interroge. J’ai participé à un colloque au cours duquel j’évoquais la question des détenues qui découvrent le plaisir en prison, par l’homosexualité notamment. Je me suis fait incendier par un ancien détenu qui trouvait très dur que je puisse dire que la prison pouvait avoir ce rôle-là.

Clairement oui, il y a des femmes qui découvrent le plaisir en prison.

Tu as des couples aussi qui peuvent se former et perdurer à l’extérieur. Il peut y avoir des histoires d’amour. C’est compliqué bien sûr et certaines essaient de maintenir leur relation secrète pour éviter les ragots et les histoires… Pour beaucoup de détenues, la prison est un lieu très anxiogène car l’intimité est sous une forme de contrôle, de la part des agents comme des codétenues (voire plus par rapport à ces dernières). C’est dur à gérer psychologiquement.

Il peut y avoir des histoires d’amour en prison mais aussi des déchirements. Cela peut être violent, et ça induit aussi une forme de contrôle de la pénitentiaire.

« Il y en a une, elle s’est pris 30 coups de couteau », me disait une directrice. Elle prenait cet exemple pour justifier les contrôles qu’ils peuvent exercer sur les couples. Les surveillants, surtout, sont très vigilants sur qui peut être avec qui, pour voir s’il y a une emprise d’une personne sur l’autre, des formes de pressions sexuelles, etc. Elles sont parfois très présentes dans la relation, ce qui peut leur déplaire.

Il y a des femmes qui n’avaient jamais eu de relations homosexuelles à l’extérieur et qui découvrent cette facette de leur sexualité en prison. Quand tu creuses dans leur vie pré-carcérale, en général, tu te rends compte qu’il y avait déjà une attirance et que l’univers carcéral fonctionne comme un accélérateur. Il rend possible quelque chose qui était parfois beaucoup plus difficile à l’extérieur.

Pour certaines, les relations prennent d’abord la forme d’une amitié-amoureuse. Je pense à une détenue, qui me disait qu’elle n’avait jamais eu d’attirance pour les femmes avant. Elle avait vécu une longue histoire d’amitié avec une autre détenue. Elles avaient quasiment une vie de couple, sans actes sexuels (la vie co-cellulaire est quasiment une vie de couple d’ailleurs).

Une fois, elle était dans ses bras quand l’autre l’a embrassée. Elle n’était pas contre, ça s’est fait… Il y a une sorte d’apprivoisement de l’idée. Cela entraîne bien sûr des questionnements : est-ce que je vais en parler à ma famille au parloir ? La détenue en question ne le voulait pas, de peur que sa famille lui dise que c’est la prison, qu’elle n’a pas pu résister… Il y a aussi les questionnements identitaires : « Est-ce que je suis bi, lesbienne ? Est-ce que c’est la prison ? »

Dans le livre, vous écrivez que la grande majorité des détenues interrogées ne sont pas favorables aux « parloirs intimes », aménagés comme des chambres, contrairement à d’autres acteurs périphériques de la détention.

Vous citez Maud : « Rien que d’en parler me dégoûte. »

Oui, ça m’a beaucoup surprise. En fait, elles trouvent ça dégradant, contrairement aux UVF (unités de vie familiale). Une détenue seulement m’a dit y être favorable – et encore, elle était favorable pour les autres, pas pour elle.

Elles trouvent les parloirs intimes horribles dans la mesure où on sait qu’elles vont avoir un acte sexuel à tel moment de la journée, que le surveillant va arriver à telle heure et qu’elles vont être obligées de chronométrer. Elles peuvent le faire par ailleurs en cellule, si elles ont une copine, mais à partir du moment où c’est inscrit dans la règle, ça leur pose problème.

Vous rapportez aussi que la prison permet, pour certaines femmes, de s’affirmer comme sujet sexuel vis-à-vis du conjoint…

C’est quelque chose de très étonnant, oui. Comme si le rôle fort de l’administration pénitentiaire pouvait devenir un ressort de pouvoir dans une relation…

Certaines détenues me disait : « Heureusement que la surveillante est là car sinon il se jetterait sur moi. »

Lors de ma dernière recherche, sur la prévention et la réduction des risques, j’ai retrouvé exactement la même chose. J’étais dans un centre pour femmes. Certaines se servaient du règlement très strict sur les visites pour que leur compagnon ne vienne pas dans leur chambre.

Je pense à une détenue que je voyais, qui semblait vivre sous une grosse pression de la part de son mari. Je lui demandais, si lors des parloirs collectifs, son mari « essayait ». Elle m’a répondu « il aura à la maison ». « Il aura. » Cette formulation, comme une mise à disposition de son corps…

Cette recherche m’a beaucoup interrogée sur les formes de contrôle et d’auto-contrôle et de protection de quelque chose qui est défaillant par rapport à la sexualité des femmes. Est-ce que c’est censé être le rôle de la prison de protéger sexuellement les femmes ? Ça montre certains dysfonctionnements à l’extérieur.

Certaines femmes prennent conscience en prison de l’emprise de leur compagnon sur elles. Entre détenues, elles se racontent leur histoire de vie dans l’intimité de la cellule. Il y a aussi ce que leur disent les surveillantes, les conseillers pénitentiaires, les soignants…

Le travail, en prison, donne aussi à certaines femmes l’envie de reprendre une activité professionnelle en sortant, pour gagner leur autonomie. « Je ne me laisserai plus marcher sur les pieds. »

Plusieurs m’ont dit aussi « la prison, ça m’a sauvée ». Sauver, c’est un grand terme… Elles disent ça parce qu’en prison, elles ne se font plus violer, elles ne se font plus battre. Certaines disaient avoir porté plainte plusieurs fois contre leur compagnon, mais n’avoir jamais été entendues… En prison, elles ont la possibilité de divorcer, d’entreprendre des démarches, ce qu’elles ne pouvaient pas faire dehors par crainte de représailles.

Et quand elles sortent, que se passe-t-il ?

Ça a été pour moi une grosse interrogation. J’ai revu trois ou quatre détenues, pour des entretiens informels. Je ne peux pas généraliser mais je sentais que le poids du milieu social, des parents, reprenait vite le dessus… Paradoxalement, j’avais l’impression que ces femmes avaient plus de ressort de pouvoir sur leur propre corps en prison qu’à l’extérieur.

SOURCE : tempsreel.nouvelobs.com

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