Séduction = domination ?
Dans l’imaginaire occidental, tout se réduit à des rapports de force : homme/femme, oppresseur/opprimé. Notre pensée réduit le monde à n’être que l’illustration de cette lutte. Nous ne voyons partout que violence et domination, ce que l’anthropologue Marshall Sahlins dénonce dans un essai salvateur.
L’humain n’est-il qu’un prédateur, animé par le désir de prendre et posséder ? En Occident, c’est la doxa. Prenez l’ouvrage Ruses et plaisirs de la séduction, par exemple. Dans ce livre au brio lyrique, écrit d’une plume parfois plus favorable à la belle image qu’à la reflexion distanciée, Marie-Francine Mansour – qui a suivi une formation en histoire de l’art – décrit tour à tour la séduction comme une arme de guerre, une stratégie fatale et une forme de manipulation dont elle fait remonter les origines aux animaux comme si, finalement, la séduction relevait d’un ordre naturel : «Dans la nature –presque partout dans la nature– il existe deux sexes, deux pôles opposés qui s’attirent et doivent s’attirer pour fusionner, ne faire qu’un.» Traduction : il faut être deux pour se reproduire. Balayant d’un revers de main les trillions d’organismes animaux ou végétaux qui se reproduisent par multiplication asexuée (c’est-à-dire sans l’aide d’aucun partenaire, par mitose, scissiparité ou strobilation), Marie-Francine Mansour affirme que les sexes reflètent la dualité fondamentale de l’univers… Mais l’univers est-il réductible à ce schémas binaire ?
«L’art de la séduction est un art de la guerre»
Prenant nos mythes occidentaux pour la réalité, Mansour affirme que les rapports homme-femme sont biologiquement déterminés à être des combats. Sa démonstration est alléchante. «Toutes les armes sont permises pour parvenir à une fin : l’imprégnation.» Elle cite l’exemple du «joli ver plat hermaphrodite» ondulant dans les coraux nommé «pseudobiceros hancockanus» qui recèle en lui/elle à la fois le sperme et les œufs. «Au cours d’un rituel qui ressemble à une danse, mais qui s’avère être un duel de pénis, les deux rivaux/partenaires se livrent bataille, armés de leur pénis qu’ils portent sur le ventre. Le ver qui remporte cette lutte armée sera le géniteur. L’enjeu est de taille : comme leurs semblables les hommes et les femmes, ces mâles/femelles-là savent que le rôle de père est beaucoup plus léger que celui de mère. Au terme d’une longue partie d’escrime, donc, l’un des deux perce enfin la surface de l’autre. C’est l’accouplement. Celui qui a été percé devient la mère pseudobiceros, qui sacrifiera désormais son temps et son énergie à mettre au joli monde corallien ces petits hermaphrodites qui, à leur tour, comprendront instinctivement qu’il vaut mieux être mâle et vainqueur que femelle et vaincue.»
Bellum omnium contra omnes
De cette vision très discutable du monde –la séduction comme guerre des sexes–, Marie-Francine Mansour tire l’idée plus discutable encore que les mâles n’ont qu’un but dans la vie : disséminer leur sperme. «Plus qu’un devoir, c’est un impératif, dit-elle : chaque mâle se sent responsable de la survie de son espèce. […] Alors, ils usent –et souvent abusent– d’un répertoire de ruses pour persuader la femelle qu’ils sont le partenaire de choix: le plus beau, le plus fort, le meilleur reproducteur, le protecteur le plus fiable. Les humains nomment l’ensemble de ces ruses “art de la séduction”». L’idée selon laquelle «l’art de la séduction» serait une stratégie visant à imprégner la femelle date du XVIIe siècle. Elle s’inscrit dans un contexte historique : l’essor de la bourgeoisie industrielle, fondée sur la compétition. Un des principaux porteurs de ce préjugé –que l’homme à l’état de nature est une bête animée par l’instinct du pouvoir– s’appelle Thomas Hobbes (1588 – 1679) : ce philosophe est l’inventeur de l’expression «la guerre de tous contre tous» .
L’homme est-il «de naissance» prédisposé au mal ?
Hobbes fait partie des premiers penseurs à mettre en place l’idée qu’à «l’état de nature» (1) l’homme n’est mû que par le désir de supplanter ses rivaux. Dans un ouvrage qui constitue le pendant salutaire du livre de Mansour (je dirai le purgatif) –La nature humaine, une illusion occidentale– l’anthropologue Marshall Sahlins dénonce ce qu’il appelle «la fable du “gène de l’égoïsme”». Pour Sahlins, nous –les Occidentaux modernes– sommes les victimes d’une idée préconçue selon laquelle l’humain est corrompu de naissance par ses pulsions ataviques, pulsions issues soi-disant de ses origines bestiales qui le poussent à vouloir dominer. Cette croyance toujours vivace en une nature humaine prédatrice, dit Sahlins, est une croyance historiquement construite, ancrée dans un système économique «où règne la compétition», un système d’«exploitation capitaliste sans merci, où chacun comprend qu’il ne peut assurer son bien qu’en soumettant autrui et en exploitant ses ressources pour parvenir à ses fins.» Dans les sociétés où chacun est tenu de se distinguer du lot, d’être plus beau, plus riche, plus musclé, plus efficient que les autres, le discours de Mansour passe très bien : il est conforme à nos «croyances». Mais faut-il être dupe ?
Séduire, c’est subjuguer dominer l’autre ?
Pour Marshall Sahlins, «cette prétendue bestialité qui se cache dans nos gènes» relève du mythe ou son équivalent : de la philosophie Hobbesienne revisitée à la sauce pseudo-scientifique. Il s’attaque d’ailleurs avec virulence aux sociobiologistes et aux psychologues évolutionnistes, défenseurs du darwinisme social : «Je m’inscris en faux contre le déterminisme génétique, si en vogue aux États-Unis aujourd’hui, et qui prétend expliquer la culture par une disposition innée de l’homme à rechercher son intérêt personnel dans un milieu compétitif. Cette idée est soutenue par les “sciences économiques” qui considèrent que les individus ne cherchent qu’à assouvir leurs désirs par un “choix rationnel”, sans parler des sciences du même acabit, et pourtant si populaires, comme la psychologie évolutionniste et la sociobiologie qui font du “gène de l’égoïsme” le concept fourre-tout de la science sociale. […] Oubliant l’histoire et la diversité des cultures, ces fanatiques de l’égoïsme évolutionniste ne remarquent même pas que derrière ce qu’ils appellent la nature humaine se cache la figure du bourgeois. À moins qu’ils ne célèbrent leur ethnocentrisme en prenant nos us et coutumes pour des preuves de leurs théories du comportement humain. Pour ces sciences-là, l’espèce, c’est moi.»
«L’amour-propre […] rend les hommes tyrans» (Maxime 563)
Remontant aux origines du discours délétère qui obsède notre société, Marshall Sahlins fait de «Hobbes le promoteur le plus connu» de ce système de pensée qu’il baptise le «système égoïste». Ce système «dont Montaigne est un grand précurseur» –et dont des esprits tels que «Samuel Johnson, Jonathan Swift et Bernard Mandeville» sont devenus les plus brillants partisans– ne voit l’humain qu’à travers le prisme réducteur de ses tendances soi-disant animales qui le poussent à dominer les autres. Dans ses Maximes (1664), parlant de l’homme, La Rochefoucauld le formule ainsi : «Rien n’est si impétueux que ses désirs». Dans Malaise dans la civilisation, Freud, le formule en termes similaires : «L’homme est un loup pour l’homme» (2). Homo homini lupus : «Cette expression des pulsions humaines les plus noires, que Freud utilise après Hobbes, remonte à un aphorisme de Plaute du deuxième siècle avant notre ère», explique Marshall Sahlins. Ainsi qu’il le démontre au fil d’une éclairante analyse, le système égoïste n’est qu’une version réactualisée de la «thèse radicale des sophistes selon laquelle le désir naturel du pouvoir et du gain se cache derrière toute action sociale, même celles qui paraissent les plus vertueuses et désintéressées.»
La mécanique du désir
Que cette thèse radicale soit devenue notre façon la plus courante de voir le monde n’est pas sans poser problème. Marshall Sahlins s’en inquiète. Serions-nous devenus aveugles au point de ne plus voir, dans le moindre geste ou parole, qu’une volonté de domination motivée par l’ADN ou les hormones ? S’insurgeant contre nos cadres théoriques sclérosés (la tendance à essentialiser les mâles comme dominants et les femelles comme victimes), Sahlins va jusqu’à dénoncer «l’obsession de nos chercheurs en sciences sociales et culturelles pour la notion de «pouvoir», une forme de fonctionnalisme du pouvoir qui réussit à dissoudre toute forme de diversité culturelle dans le bain acide des “effets de domination”». Prenons garde, dit-il, de ne pas plaquer de la domination sur du vivant. «Nous ne sommes pas condamnés, comme nos anciens philosophes ou nos scientifiques modernes le disent, à une nature humaine irrépressible, qui nous pousserait à chercher toujours notre avantage aux dépens d’autrui, et au risque de détruire notre existence sociale.» Les dernières phrases de son essai sonnent comme un appel à plus de bienveillance envers nous-même : il faudrait en finir, plaide-t-il, avec cette «vision pervertie et erronée de la nature humaine.» Elle est méprisante, réductrice et dangereuse.
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A LIRE : La nature humaine, une illusion occidentale, de Marshall Sahlins, édtions de l’éclat, traduit par Olivier Renaut, 2009 [2008].
Ruses et plaisirs de la séduction, Marie-Francine Mansour, éd. Albin Michel, 2018.