«Le nombre de femmes saoudiennes qui ne portent pas de voile augmente à vue d’œil»
La société saoudienne se modernise doucement, analyse Arnaud Lacheret. Selon l’enseignant-chercheur, le musèlement total de la police religieuse a été déterminant dans cette évolution.
Docteur en science politique, Arnaud Lacheret est enseignant-chercheur et a été chef de cabinet auprès du maire de Rillieux-la-Pape de 2014 à 2017. Il a publié Les territoires gagnés de la République? (éd. Bord de l’eau, 2019). Il publie La femme est l’avenir du Golfe: ce que la modernité arabe dit de nous (éd. Bord de l’eau).
Vous êtes directeur d’une école de commerce dans le Golfe Arabe, et vous publiez un essai sur le rôle que jouent les femmes dans la modernité arabe. Comment, dans l’analyse que vous faites, avez-vous su vous départir de votre regard d’expatrié pour regarder ces sociétés de l’intérieur?
Mon livre n’est pas un «essai». C’est une étude scientifique avec une méthodologie détaillée, ce qui m’a aussi permis de prendre la distance nécessaire. J’y tiens, parce que justement, c’est ce qui permet d’éviter les poncifs et les lieux communs.
Je n’étais pas exactement pas dans la situation traditionnelle de l’expatrié. À l’Université, mes seuls liens professionnels avec l’occident sont avec notre partenaire, l’Essec. Sinon, je suis le seul occidental à diriger un département dont tous les étudiants sont des nationaux du Golfe. J’ai donc pu éviter le défaut classique: se regrouper entre occidentaux.
Ensuite, quand je dis «les femmes», je parle de celles de la classe moyenne. Le fait de diriger un programme de formation continue m’a permis de rencontrer des managers expérimentés venant se former pendant 18 mois en poursuivant leur activité. Les femmes que j’ai interrogées sont issues de ce vivier: elles veulent donner un boost à leur carrière avec un diplôme de l’ESSEC.
Elles le font parce qu’elles ont besoin de travailler pour subvenir à leurs besoins et parce qu’elles n’ont pas les moyens de partir en Europe ou aux États-Unis: on est typiquement dans la classe moyenne et je pars du principe, qui est démontré en sociologie, que le changement des mentalités passe par la classe moyenne plus que par l’élite.
L’autre élément essentiel du succès de ma recherche est que je dois remplir mon école et aller «sur le terrain». Pour cela, il faut comprendre les gens que l’on essaie de convaincre, comment ils réfléchissent et comment ils conçoivent une étape importante de leur carrière. Des liens se sont créés et des portes se sont ouvertes. Le sociologue que je suis a fait le reste car avoir des liens de confiance avec un tel public, c’est une occasion unique.
Depuis votre arrivée, vous avez donc petit à petit découvert que l’Arabie n’était pas un «Daech qui a réussi», selon la formule de Kamel Daoud que vous critiquez, mais une société en voie de modernisation qui a profondément changé son regard sur les femmes?
Kamel Daoud est quelqu’un d’admirable mais il a une absence de recul sur les sociétés du Golfe. Il a connu l’époque où en Algérie, l’Islam radical était largement répandu notamment par l’Arabie Saoudite et a pu voir des habitants du Golfe se comporter de façon plus que douteuse au Maghreb. Beaucoup de Maghrébins ont cette vision péjorative du Golfe.
Sur l’expression «Daech qui a réussi», c’est le politologue qui va vous répondre. Daech est dirigée par des djihadistes dont la seule source d’inspiration est une idéologie radicale. C’est donc une théocratie – le dirigeant tire sa légitimité de Dieu – comme en Iran avec la nomination du Guide Suprême par une assemblée de membres du clergé chiite.
Là où on se trompe sur l’Arabie Saoudite, c’est que l’on imagine que le pouvoir n’est régi que par l’Islam or ce n’est pas le cas: c’est une monarchie absolue qui, pour asseoir son pouvoir, s’est alliée au clergé wahabite. Le roi n’est pas nommé sur critères religieux mais dans une logique dynastique.
L’Islam, aussi radical soit-il, n’est qu’un moyen du pouvoir mais n’est pas son essence. Ainsi, quand le prince héritier saoudien déclare qu’il est temps de revenir à la modération religieuse, il s’en donne les moyens politiques.
Quels indices objectifs avez-vous observé, qui témoignent d’un recul de l’emprise des islamistes sur la vie quotidienne et les consciences?
Voici l’exemple le plus récent. Mi-novembre, le gouvernement émirien a annoncé la libéralisation de l’accès à l’alcool, la possibilité de vivre en concubinage, la fin de la plupart des lois conservatrices au nom de la modernité. Si le gouvernement l’a annoncé, c’est qu’il sait que la société y est prête, tout comme elle était prête à la reconnaissance d’Israël.
En Arabie Saoudite, c’est encore plus flagrant car on part de plus loin. Le signal le plus évident est de la police religieuse de sinistre mémoire. Le pouvoir saoudien les a achevés il y a 4 ans en leur demandant de ne plus sortir de leurs casernes. Plus personne ne vient hurler après les marchands qui ne ferment pas à l’heure de la prière, plus personne ne vient éteindre la musique, plus personne ne va crier sur une femme mal voilée et vérifier qu’elle n’est pas publiquement accompagnée d’un homme qui ne soit pas de sa famille…
Je vous jure: on ne les voit plus. Et comme dans beaucoup d’autres régimes, quand la contrainte disparait, les libertés se reprennent. La suppression de cette police religieuse, en tout cas son musèlement complet, est la clef de tout.
Ensuite, il y a eu la possibilité de conduire pour les femmes. On parle d’un pays où les transports en commun sont quasi inexistants et où marcher à pied est souvent un calvaire à cause de la chaleur. Cela a changé la donne et s’est doublé d’autres aménagements comme l’autorisation pour les femmes de quitter le pays, de travailler sans l’autorisation d’aucun homme.
Et plus récemment, une loi sur l’habillement ne mentionne plus du tout une obligation de porter un voile ou une abaya mais simplement de s’habiller décemment en précisant que c’est valable pour les femmes comme pour les hommes. Et ça se voit: j’ai été surpris à Riyad cette année par le nombre de femmes saoudiennes qui ne portaient tout simplement pas de voile. Ce n’est pas une majorité, mais cela augmente à vue d’œil.
Mais ce qui a justifié ce livre, ce ne sont pas les réformes, mais l’accès de plus en plus de femmes au monde du travail: le pétrole ne rapporte plus autant qu’avant et pour vivre, les femmes doivent travailler! Elles se retrouvent donc dans des postes d’encadrement intermédiaire où elles doivent encadrer ou travailler avec des hommes qu’elles n’avaient même pas le droit de rencontrer quelques années plus tôt!
Les femmes que vous avez interrogées sont-elles toutes conscientes de ces transformations sociales? Se voient-elles comme les actrices directes de ce changement?
Elles en sont conscientes. Pour des raisons sans doute politiques, les femme dans le Golfe sont mises en avant par les autorités et elles se saisissent des libertés qui leur sont offertes. Mais elles vont plus loin. J’ai démontré qu’en fait, elles jouaient un rôle de «micro-modèles» dans leur entourage, important ces nouvelles libertés acquises dans le cadre professionnel.
Ce mécanisme d’importation est parfois conflictuel, notamment avec le père, mais dans les récits qui m’ont été faits, il est toujours question d’évolution des parents, puis de l’entourage qui accepte, admire puis promeut cette liberté.
Evidemment, ça n’est pas pareil partout, il y a des contre exemples, mais la société se modernise «par le bas», en douceur, dans ce que j’appelle un «non-mouvement social». Dans un pays où la société civile est embryonnaire et où l’expression politique est limitée, c’est sans doute le meilleur moyen d’évoluer.
Quels défis les sociétés du Golfe ont-elles encore à accomplir? L’émancipation politique suivra-t-elle l’émancipation religieuse?
Ce serait s’avancer un peu trop. Le défi de l’émancipation féminine est encore à poursuivre, notamment en Arabie Saoudite. Les progrès qui restent à accomplir sont davantage d’ordre économique: la transition vers le post pétrole est en cours et si les gouvernements y parviennent, le reste devrait suivre.
Par contre, et c’est là que je parle de «modernité arabe», je ne pense pas que l’on aille vers une occidentalisation. L’émancipation politique ne se fera pas comme on l’imagine: je vois mal un mouvement social puissant émerger. Ce qui est certain, c’est que cette population est plutôt bien formée, jeune et elle est connectée. Par conséquent, quelque chose va se passer.
Il est évident que le pouvoir va devoir offrir un espace à cette jeunesse. Ceux que je fréquente y sont prêts et ont le recul nécessaire pour y prendre part. Mais de grâce, cessons de réfléchir à leur place et de voir leur monde avec nos yeux. C’est ce que nous faisions jusqu’alors en regardant la société du Golfe et j’espère que mon livre pourra montrer quelque chose de différent.